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Cryptopropriété : le droit à l’ère de l’intangible

Rédacteur: Maxime Leblanc

Depuis sa création en 2009, le bitcoin connait un énorme succès auprès des investisseurs et est même considéré comme la cryptomonnaie la plus populaire au monde (1). Ce système est basé sur les échanges de pair-à-pair et évite la nécessité de passer par l’intermédiaire d’un tiers, comme une banque, pour effectuer une transaction (2). Le bitcoin utilise la technologie de la blockchain ou « chaîne de blocs » : chaque échange ayant lieu entre deux personnes est inscrit et l’inscription de celui-ci le rend irréversible (3). Toutefois, le bitcoin n’est pas seulement un outil pour les investisseurs, il est aussi accepté comme mode de paiement dans de nombreuses entreprises et même dans certains cabinets d’avocats (4). L’intérêt grandissant pour ce nouveau type de monnaie est cependant synonyme de questionnement juridique. C’est ce qui nous amène aujourd’hui à nous questionner sur la qualification du bitcoin à titre de bien immatériel. Pour ce faire, nous décrirons d’abord brièvement le fonctionnement de cette cryptomonnaie, pour ensuite aborder la thèse du bien immatériel et terminer par la jurisprudence sur le sujet.

 

Le bitcoin, comment ça fonctionne?

Il est d’abord intéressant de comprendre le fonctionnement et les caractéristiques du bitcoin. Comme préalablement établi, le bitcoin utilise la technologie de chaîne de blocs qui fonctionne comme un grand livre comptable où chaque transaction est inscrite, permettant ainsi de s’assurer que la cryptomonnaie se trouve bel et bien dans le portefeuille de la personne qui nous la transfère (5). Ainsi, ce système permet « d’assurer le caractère exclusif de la maîtrise de la cryptomonnaie (rivalrous) » (6). Chaque utilisateur possède une clé publique (connue de tous) et une clé privée, qui sont formées de chiffres et de lettres, et qui lui servent de signature lors d’une transaction (7). 

 

Lorsqu’un utilisateur procède à un échange, on peut y voir certaines caractéristiques associées à une transaction immobilière traditionnelle (8). En effet, lorsque le vendeur procède, il doit faire référence à la transaction qui l’a mise en possession des bitcoins qu’il échange, ce qui est comparable à la chaîne de titres se trouvant dans un acte de vente, dans laquelle le notaire doit retracer les transactions ayant eu lieu sur le lot dans les années précédant celui-ci (9). Les noms et les signatures des deux parties sont aussi présents dans l’acte, mais sous forme de clé publique et de clé privée (10). 

 

Cependant, contrairement à une vente traditionnelle qui peut être annulée, une transaction qui est transmise et inscrite au registre est irréversible, et ce, même si elle est entachée d’un vice de consentement ou d’une fraude (11). La crainte provoquée par un rançongiciel ou encore l’erreur d’une des parties sur les modalités de la transaction, qui sont des vices de consentements au sens du Code civil du Québec, ne serait donc pas applicable lors d’un échange de bitcoin, et par conséquent, la personne ne pourrait pas demander la nullité du contrat comme le permet l’article 1416 C.c.Q. (12). 

 

De plus, contrairement à un acte de vente traditionnel où on acquiert un bien tangible, on ne possède rien de plus qu’une entrée dans le grand livre comptable lors de l’acquisition d’un bitcoin (13). Il n’y a donc aucune valeur qui est émise par le système lui-même et la seule manière d’en obtenir est de l’échanger contre de la monnaie ou des biens (14). C’est donc ce qui nous mène à nous interroger sur l’immatérialité du bitcoin. 

 

Bitcoin et immatérialité

Plusieurs auteurs ont abordé le concept de bien immatériel, concept qui prend de plus en plus d’expansion à l’ère du numérique. Pour définir la notion de bien, l’auteur Yaël Emerich parle de trois critères, soit la valeur, l’aliénabilité et l’opposabilité à tous (15). De son côté, Lafond définit le tout comme « un droit, lequel est essentiellement immatériel, auquel s’attache une valeur économique » (16). Ces deux définitions nous permettent ainsi de comprendre que la valeur est un concept économique et qu’elle est basée sur l’exclusivité et la possibilité d’échanger (ou d’aliéner) le bien (17). La corporalité ne fait donc plus partie des critères et toute chose qui est aliénable, exclusive et possède une valeur peut être qualifiée de bien (18). 

 

Pour sa part, la Cour d’appel du Québec a jugé que « la propriété vise tant le bien corporel qu’incorporel dans la mesure où le titulaire détient tous les attributs de la propriété (usus, abusus, fructus) (19) ». D’autres jugements ont d’ailleurs déterminé que les droits issus de la propriété intellectuelle, le savoir-faire ou même le statut d’actionnaire dans une entreprise peuvent être considérés comme des biens immatériels (20). Ces décisions démontrent bien que l’article 899 C.c.Q. faisant état que tant les biens corporels qu’incorporels sont éligibles au régime du droit des biens et de la propriété doit être appliqué sans égard à leur tangibilité.

 

Ainsi, à la lumière des définitions et de la décision du tribunal, il nous apparait possible de considérer le bitcoin comme un bien incorporel. En effet, il possède une valeur d’échange, puisque le propriétaire peut l’aliéner et sa propriété peut être opposée à tous grâce à la technologie de chaîne de blocs mentionnée plus haut (21). De plus, le propriétaire possède tous les attributs de la propriété puisqu’il peut les utiliser ou les laisser dans un portefeuille détenu par un tiers (usus), il peut aussi céder sa créance (abusus) et en récolter les profits (fructus) (22). Voyons maintenant comment la jurisprudence a traité du sujet jusqu’à maintenant.

 

La cryptomonnaie devant les tribunaux

La montée en popularité du bitcoin est aussi synonyme de litige, mais seulement quelques jugements se sont penchés sur la qualification de cette cryptomonnaie. En Angleterre, la décision AA v Persons Unknown & Ors, Re Bitcoin (23) est la première à déterminer que les bitcoins constituent, sous le droit anglais, de la propriété (24). Dans cette affaire, une entreprise d’assurances canadienne se fait pirater et voler des bitcoins (950 000 $US), et tente donc de récupérer ses biens par ce recours (25). La Cour établit que ce type de cryptomonnaie répond aux quatre critères de la propriété qui ont été mis en place dans la jurisprudence, soit être définissable, avoir un certain degré de permanence, être susceptible d’être pris en charge et être identifiable par un tiers, et donc, qu’il peut être considéré ainsi (26). Une autre décision, cette fois-ci provenant du tribunal de Singapour, adopte le même raisonnement que la Cour anglaise et utilise les critères établis en jurisprudence afin de déterminer que les différentes cryptomonnaies sont des biens immatériels (27). 

 

Au Canada, la Cour Suprême de la Colombie-Britannique a ouvert la porte à un futur jugement sur la qualification de la cryptomonnaie (28). En effet, dans cette affaire, le tribunal ordonne que la valeur que le demandeur avait transférée par erreur soit retracée et récupérée « des mains de quiconque détient les jetons Ether [la cryptomonnaie] à l'heure actuelle » (29). Cependant, à la suite du décès de l’accusé, le tribunal décide de procéder par un jugement sommaire et affirme que la question à savoir si on peut considérer les différentes cryptomonnaies comme des biens ne se prête pas à ce type de jugement (30). Il faudra donc attendre un autre jugement afin d’avoir la réelle opinion des tribunaux sur le sujet. De plus, bien que cette décision provienne d’un tribunal canadien, elle n’affectera pas pour autant directement le droit des biens québécois, qui est de compétence provinciale en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867 (31).

 

Seule la Cour du district de Tokyo au Japon s’est dite contre l’idée de considérer le bitcoin comme un bien (32). En effet, selon le juge Masumi Kurachi, le droit japonais n’envisage le régime de la propriété que pour les choses tangibles (33). On pourrait donc dire que la jurisprudence actuelle semble être favorable à l’idée de considérer la cryptomonnaie comme un bien immatériel, mais encore beaucoup de développements sont à venir. 

Conclusion

Après cette brève analyse doctrinale et jurisprudentielle, il serait difficile d’arriver à une conclusion exhaustive et de dire que le bitcoin et la cryptomonnaie de manière générale peuvent avec certitude être considérés comme des biens incorporels ou immatériels. D’ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que les décisions ayant tranché sur le sujet provenaient toutes de traditions juridiques non applicables au Québec. Il serait cependant important de légiférer le plus rapidement possible sur la question afin de protéger les investisseurs qui risquent de perdre des sommes colossales sans posséder de moyens de défense réels. Tout cela nous permet de constater que le droit des biens a encore beaucoup de chemin à parcourir afin de s’adapter aux changements qui s’opèrent à vitesse grand V, à l’ère du numérique et des biens intangibles en découlant. Mais ne perdons pas espoir, puisque comme le disait Paul Coehlo : « Lorsqu’une chose évolue, tout ce qui est autour évolue de même. » (34)

Sources

[1]Josh Bubar, « L’avenir du Bitcoin : devriez-vous investir et, si oui, comment? », Banque Nationale Courtage direct, 10 juin 2021, en ligne : <https://bncd.ca/astuces/produits-d-investissement/investir-bitcoin.html> (Consulté le 2 décembre 2021).

[2] Satoshi Nakamoto, Bitcoin : A Peer-to-Peer Electronic Cash System, p. 1, en ligne : <bitcoin.org/bitcoin.pdf> (Consulté le 17 novembre 2021).

[3] Id.

[4] Éric Martel, « Paiements en bitcoins, une bonne idée pour votre cabinet? », Droit-Inc, 19 novembre 2018, en ligne : <https://www.droit-inc.com/article23705-Paiements-en-bitcoins-une-bonne-idee-pour-votre-cabinet> (Consulté le 2 décembre 2021).

[5] Matthias Lehmann, « Who Owns Bitcoin? Private Law Facing the Blockchain », (2019) 21 MINN. J.L. SCI. & TECH.93, 108.

[6] Paul Pichnnaz, « Le concept de maitrise exclusive des données numériques : Quelques réflexions discursives », (2021) RDS/ZSR 427, 441.

[7] M. Lehmann, préc., note 5, p. 109.

[8] Eric D. Chason, « How Bitcoin Functions as Property Law » (2018) 49 Seton Hall L. Rev. 129, 135.

[9] Jean Gagnon, Lucie Laflamme, Marie Galarneau et Pierre Duchaine, L’examen des titres immobiliers, 4e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2014, p. 91.

[10] Id., p. 138.

[11] M. Lehmann, préc., note 5, p. 104.

[12] Id ; Code civil du Québec, L.Q. 1991, c-64, art. 1399 et 1416. 

[13] E. D. Chason, préc., note 8, p. 138.

[14] Id.

[15] Yaël Emerich, « Les biens et l’immatérialité en droit civil et en common law », (2018) 59 Les Cahiers de droit 389, 401.

[16] Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2007 p. 35.

17- Gaële Gidrol-Mistral, « Les biens immatériels en quête d’identité » (2016) 46 R.D.U.S. 67, 90.

[18] Id., p. 75-76.

[19] Anglo Pacific Group PLC c. Ernst and Young inc., 2013 QCCA 1323, par. 53.

[20] Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Corporation de l'École polytechnique de Montréal, 2005 QCCA 1102; Gaudreau c. 9090-2438 Québec Inc., 2007 QCCA 1254; Côté c. Côté, 2014 QCCA 388.

[21] P. Pichnnaz, préc, note 6, p. 441.

[22] Id.

[23] AA v. Persons Unknowns & Ors, Re Bitcoin, [2019] EWHC 3556 (Comm).

[24] Id., par. 59.

[25] Id., par. 1-15.

[26] Id., par. 59.

[27] B2C2 Ltd v. Quoine Pte Ltd [2019] SGHC (l) 3, par 142.

[28] Copytrack Pte Ltd. v. Wall, 2018 BCSC 1709.

[29] Id., par. 37.

30] Id., par. 35-36.

[31] Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), art. 92.

[32] Kyodo, « Bitcoins lost in Mt. Gox debacle 'not subject to ownership' claims: Tokyo court », Japan Times, 6 août 2015, en ligne : <www.japantimes.co.jp/news/2015/08/06/national/crime-legal/bitcoins-lost-in-mt-gox-debacle-not-subject-to-ownership-claims-tokyo court> (Consulté le XXX).

[33] Id.

[34] Citation tirée du roman de Paulo COEHLO, L’alchimiste, Planeta, Portugal, 1988, p. 185 (trad. Jean ORECCHIONI). 

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