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Avocat du diable : La proportionnalité des peines accordées aux délinquants sexuels

Rédactrice: Charlotte Clermont

La Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels (LERDS) [1] et celle du Registre national des délinquants sexuels (RNDS) [2] suscitent sans doute un certain sentiment de sécurité auprès de la nation canadienne. Sans avoir directement accès aux noms et adresses des délinquants - qui représentent, malgré tout, des informations privées que les citoyens ont maintes fois revendiqué d’être rendues publiques - l’existence d’un tel registre est tout de même rassurante. L’utilité du registre peut paraître vaine lorsque nous apprenons que plus de 80% des agressions sexuelles subies par des victimes sont commises par un membre de leur famille ou de leur entourage immédiat, et non pas par des inconnus malveillants qui rôdent dans le voisinage comme nous pouvons nous imaginer [3]. Avec les peines que les juges accordent aux délinquants, se joint souvent une inscription obligatoire au registre national, même pour les peines accordées aux coupables d’une agression sexuelle dite « mineure » [4]. Comment une inscription à ce registre entraîne-t-elle des répercussions sur la vie de ceux qui s’y retrouvent [5]?

Pendant l’année 2012, 94 articles du Code criminel (C.cr.) et de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances [6] ont été modifiés pour alourdir des peines d’emprisonnement minimales ou pour en ajouter aux articles qui n’en avaient pas [7]. Donc, les juges se retrouvent à imposer des peines minimales à des situations qui, auparavant, auraient nécessité davantage l’intervention de leur discrétion judiciaire. Multiples sont les dispositions modifiées qui traitent de crimes de nature sexuelle. Le droit étant évolutif, il est tout à fait normal de revoir de façon constante le procédé de détermination des peines en droit criminel, surtout à la lumière du nombre de plaintes pour des cas d’agression sexuelle qui ne cesse de croître [8]. Le fardeau de l’accusé qui souhaite faire renverser sa peine qu’il juge inconstitutionnelle est désormais énorme. Il faut apporter des nuances et regarder de très près chaque cas pour être capable de déterminer une peine juste et équitable par rapport à l’acte commis. Ces peines minimales sont peut-être une entrave dans le processus de la détermination de la sentence des agresseurs sexuels. Seraient-elles alors des peines cruelles et inusitées en vertu de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés [9]?

 

Avec ce contexte en tête, nous allons tenter de démystifier l’inscription au RNDS et la façon dont le gouvernement en fait usage. Ensuite, il sera question de l’impact de l’imposition de peines minimales aux dispositions mentionnées.

 

L’utilisation du registre national des délinquants sexuels
 

Il faut d’abord établir qu’une inscription au RNDS n’est pas une peine en soi [10] puisque « […] pour être une peine, l’ordonnance doit avoir pour objectif de réparer le tort causé à la société, et elle ne doit pas constituer « une restriction insignifiante ou triviale d’un droit » [11]. Bien que cet enregistrement engendre des limitations quantifiables aux libertés des délinquants, ces limitations sont réputées avoir un effet minimal sur le quotidien de personnes trouvées coupables [12]. L’objectif du registre est de venir en aide aux policiers lors de leurs enquêtes [13]. Les délinquants doivent divulguer leurs informations personnelles, telles que leur nom, adresse, numéro de plaque d’immatriculation de leur véhicule, signes physiques distinctifs permettant de les reconnaître et les infractions dont ils ont été trouvés coupables. Tout changement à leurs informations doit être notifié aux autorités dans les plus brefs délais. Les policiers ont donc accès à une banque de données pour faciliter la recherche de suspects, alors qu’un citoyen ordinaire n’est pas autorisé à consulter le registre [14].

Avant son abrogation en 2011, le paragraphe 490.012 (4) C.cr. permettait aux juges de dispenser des personnes reconnues coupables de crimes sexuels de s’inscrire au RNDS si leur inscription avait un effet disproportionné par rapport au but premier du registre, soit la protection et la sécurité du public [15]. Dans l’arrêt R v. Long [16], la Cour cite le ministre de la Justice de l’époque, l’honorable Victor Toews, qui soutient qu’en raison de ce paragraphe (maintenant abrogé), 42% des personnes reconnues coupables de crimes sexuels n’étaient pas inscrits au RNDS [17]. Le nombre de délinquants sexuels inscrits au RNDS n’était donc pas représentatif du nombre véritable de personnes reconnues coupables de crimes sexuels. Se référant à l’intention qu’avait le législateur à la création du registre, soit la sécurité du public canadien, il est aisé de concevoir pourquoi cet article a été retiré.

Il est toutefois très difficile de déterminer avec certitude les délinquants qui récidiveront ou non, vu le nombre immense de variables prises en compte dans le calcul du risque éventuel que pose un délinquant sexuel [18]. Dans le calcul du risque de leur risque de récidive, plusieurs facteurs peuvent jouer, comme l’âge, le niveau d’éducation et les antécédents judiciaires [19]. Les délinquants devraient pouvoir bénéficier d’un système de gradation complet dans l’attribution d’une inscription obligatoire au RNDS [20].

La validité des peines minimales

Nous avons écarté l’idée erronée qu’une inscription au RNDS puisse constituer une peine. Qu’en est-il des peines minimales prévues pour les agresseurs sexuels? Peuvent-elles être considérées comme des peines cruelles et inusitées au sens de l’art. 12 de la Charte ? La jurisprudence canadienne définit une peine cruelle et inusitée comme une peine exagérée et disproportionnée qui n’est pas compatible avec la dignité humaine [21]. Dans l’arrêt Smith, le juge McIntyre reconnaît qu’il est plus facile de discerner qu’une peine est cruelle et inusitée dans des cas extrêmes, de châtiments corporels, par exemple, mais que la jurisprudence canadienne sait comment adapter cette notion selon les tendances sociales [22]. Les critères de détermination d’une disproportion dans l’application d’une peine sont énoncés dans l’arrêt Goltz [23] :

« […] la gravité de l’infraction commise, les caractéristiques personnelles du contrevenant et les circonstances particulières de l’affaire afin de déterminer quelles peines auraient été appropriées pour punir, réhabiliter ou dissuader ce contrevenant particulier ou pour protéger le public contre ce dernier […] » [24]

Il faut également évaluer l’existence d’alternatives valides à la peine infligée et comparer l’affaire à d’autres peines appliquées pour des crimes semblables [25]. En 2014, le Barreau du Québec a soumis ses inquiétudes par rapport à l’ajout de nouvelles peines minimales en poursuivant le procureur général du Canada [26] en soutenant qu’« il n'existe aucun lien rationnel entre l'imposition et l'augmentation des peines minimales pour ces infractions, et les objectifs invoqués par le gouvernement » [27]. L’Association du Barreau canadien (l’ABC) a fait de même sous la forme d’une résolution [28]. Avec des exemples concrets, le Barreau du Québec a soulevé des effets négatifs majeurs quant aux peines accordées aux délinquants sexuels résultant des modifications au Code criminel [29]. Quant à elle, l’ABC a demandé au gouvernement du Canada d’ajouter une « soupape de sécurité » qui accorderait aux juges le pouvoir d’appliquer une peine autre que celle qui est prévue si elle était injuste [30]. 

C’est tout de même alarmant de voir deux associations juridiques importantes contester l’existence des peines minimales. Elles le font puisqu’il y a un réel problème avec les modifications et puisqu’elles ont une influence sur le pouvoir discrétionnaire des juges, ainsi que sur la création d’un précédent dans la détermination des peines. Le Barreau du Québec soutient que « les dispositions attaquées [de la Loi sur la sécurité des rues et des communautés] prévoient des peines d'emprisonnement arbitraires et constituent une violation de l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés » [31].

Conclusion

Plusieurs mises au point devraient être effectuées dans le droit criminel canadien actuel [32]. De nombreux accusés pourraient bénéficier de peines plus clémentes si certains articles du Code criminel étaient adaptés à la société en constante évolution. En ce qui concerne les peines minimales, les juges sont empêchés d’exercer leur pouvoir discrétionnaire, car elles leur imposent des nouvelles fourchettes de peines qui ne sont pas issues de la jurisprudence. Il faut retenir que le principe de la proportionnalité dans la détermination des peines est bien appliqué quand chaque cas est analysé selon sa nature et les circonstances qui l’entourent [33].

 

Une nouvelle inquiétude fait surface avec le projet de loi 92 [34], adopté récemment par l’Assemblée nationale, qui instaure un tribunal spécialisé en matière de violence conjugale et sexuelle. Selon certains, dont la juge en chef de la Cour du Québec, l’honorable Lucie Rondeau, ce nouveau tribunal viendra entraver le droit à un procès juste et équitable et le droit à la présomption d’innocence de l’accusé [35]. Le ministre de la Justice, M Simon Jolin-Barrette, soutient que le projet pilote durera deux ans afin de mesurer les impacts de la création du nouveau tribunal [36]. Il assure qu’« [i]l y a des discussions qui ont cours entre le ministère de la Justice, entre la magistrature, tout ça » et qu’il est « […] vraiment dans une approche de collaboration pour faire en sorte que ça fonctionne » [37]. Le Québec est le premier endroit au monde à adopter ce genre de mesures. Il sera donc intéressant de voir les retombées éventuelles de la création d’une telle instance sur la jurisprudence québécoise. Y aura-t-il un impact sur les droits fondamentaux de ceux qui seront accusés? Comment ce premier genre de projet sera reçu par la population québécoise, voire internationale?

Sources

[1] Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels, L.C. 2004, c 10.

[2] QUÉBEC, MINISTÈRE DE SÉCURITÉ PUBLIQUE, Registre national des délinquants sexuels, mise à jour le 11 juin 2020, Québec, MSP, en ligne : <https://www.securitepublique.gouv.qc.ca/police/phenomenes-criminels/delinquants-sexuels.html> (consulté le 6 novembre 2021).

[3] Hélène BUZZETTI, « Registre des délinquants sexuels: de la poudre aux yeux ? », (2014) Le Devoir, en ligne : <https://www.ledevoir.com/politique/canada/401372/registre-des-delinquants-sexuels-de-la-poudre-aux-yeux> (consulté le 6 novembre 2021).

[4] L’inscription est obligatoire pour les accusés des infractions listées à l’article 490.012 du Code criminel, retirant le pouvoir discrétionnaire des juges. Les délais d’inscription sont listés à l’article 490.013 du Code criminel.

[5] Voir Angy RIENDEAU-DALPHOND, Le Registre national des délinquants sexuels au Québec : un problème de mise en œuvre, mémoire de M. Sc en criminologie, Université de Montréal, 2017 aux p. 11, 18 [non publié].

[6] Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46 ; Loi réglementant certaines drogues et autres substances, L.C. 1996, c. 19.

[7] Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1.

[8] STATISTIQUE CANADA, Les agressions sexuelles déclarées par la police au Canada avant et après le mouvement #MoiAussi, 2016 et 2017, par Cristine ROTENBERG et Adam COTTER, dans Juristat, no de catalogue No 85-002-X, Ottawa, Statistique Canada, 2018. 

[9] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)].

[10] Florence CHADRONNET, « Le registre canadien des délinquants sexuels : portrait d’un régime mal connu », (2017) 76-1 R. du B. 301,p. 312 – 18 (CanLII).

[11] Id, p. 315.

[12] Voir R. c. Jomphe, 2018 QCCQ 5192, par.54. 

[13] Supra, note 2.

[14] Id.

[15] Loi protégeant les victimes des délinquants sexuels, L.C. 2010, c. 17, art. 5. Voir par exemple : AH c. R, 2007 QCCQ 229 (CanLII).

[16] Voir R v. Long, 2018 ONCA 282 au para 92 (CanLII).

[17] Id.

[18] Patrick LUSSIER, « Trajectoires criminelles et récidive des délinquants sexuels adultes : l’hypothèse « statique » revue et corrigée », (2010) 42-3 Criminol 269.p 273 – 74 (érudit).

[19] Id.

[20] Geneviève BEAUSOLEIL-ALLARD, « Le fichage fédéral de la délinquance sexuelle et l’érosion des principes de justice criminelle et punitive », (2013) 54 C. de D. 81 au par. 44 (Lexis).

[21] Voir notamment R c. Smith (Edward Dewey), [1987] 1 R.C.S. 1045 à la p. 1072. 

[22] Id, citant Miller et autre c. R, [1977] 3 RCS 680, p. 688. 

[23] R c. Goltz, [1991] 3 RCS 485.

[24] Id,p. 499-500, citant Smith, supra note 24 à la p. 1073.

[25] Id.

[26] Barreau du Québec c. Canada (PG), 2014 QCCS 1863.

[27] Voir la Requête en jugement déclaratoire initiée par le Barreau du Québec visant à contester la constitutionnalité des dispositions de la Loi C-10, par. 22-30.

[28] Association du Barreau canadien, « Justice et détermination de la peine, Résolution 11-09-A », Assemblée annuelle de l’Association du Barreau canadien, présentée à Halifax, 13-14 aout 2011 [non publiée], en ligne : <https://www.cba.org/getattachment/Our-Work/Resolutions/Resolutions/2011/Justice-in-Sentencing/11-09-A.pdf> (consulté le 6 novembre 2021) [l’ABC].  

[29] Supra note 27.

[30] L’ABC, supra note 28.

[31] Supra note 27, par. 9.

[32] Barreau du Québec, supra note 27.

[33] Raji Mangat, More than we can afford: The costs of mandatory minimum sentencing, Vancouver, British Columbia Civil Bar Association, 2014 CanLIIDocs 12, p. 19.

[34] Loi visant la création d’un tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale, projet de loi nº 92 (sanctionné – 30 novembre 2021), 2e sess., 42e légis. (Qc).

[35] Radio-Canada, « Violences sexuelles : la juge en chef de la Cour du Québec démolit le projet de loi 92 », ici.radio-canada.ca, en ligne : <https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1834768/projet-loi-92-tribunal-specialise-violences-sexuelles-cour-quebec-juge-rondeau> (consulté le 6 novembre 2021).

[36] François CARABIN, « Québec va de l’avant avec son tribunal spécialisé dans les violences sexuelle et conjugale », Le Devoir, en ligne : <https://www.ledevoir.com/politique/quebec/649815/le-projet-de-loi-sur-un-tribunal-specialise-dans-les-violences-sexuelle-et-conjugale-est-adopte> (consulté le 2 décembre 2021).

[37] Id.

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