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Le droit est-il à l’affût des dernières tendances ? Un aperçu des enjeux juridiques dans le monde virtuel

Rédigé par Francesca Robitaille

 « Devenir viral » : voilà une nouvelle expression qui est familière à presque tous et toutes les utilisateurs et utilisatrices des réseaux sociaux. Évidemment, l’idée de voir un contenu se propager rapidement à travers le monde par le biais de l’Internet n’est pas un phénomène nouveau. La possibilité d’utiliser un tel événement pour lancer une carrière profitable sur les réseaux sociaux et ainsi devenir un influenceur ou une influenceuse est même un concept attirant pour plusieurs. En effet, un jour ou l’autre, il nous est peut-être tous et toutes arrivé de croire qu’une de nos opinions mériterait d’être partagée ou que d’autres souhaiteraient certainement savoir ce que nous pensons et faisons et, par conséquent, que nous pourrions être des influenceurs et influenceuses payé.e.s pour partager ces informations (en plus de bénéficier de produits gratuits et de voyages commandités, bien entendu.) Malgré tout ce que nous pourrions penser connaitre sur la vie d’un influenceur ou d’une influenceuse, les enjeux juridiques entourant la publication de contenu provenant de créateurs et créatrices de contenu demeurent un terrain largement inconnu. Cet article explorera donc des questions de propriété intellectuelle, de relation de pouvoir entre les créateurs et créatrices d’un contenu web et les consommateurs et consommatrices de ce contenu ainsi que des limites du cadre législatif actuel quant à ces enjeux.

 

Les personnes influentes dans le monde virtuel

En premier lieu, un « cours 101 » s’impose : créateur ou créatrice de contenu, influenceur ou influenceuse, célébrité, de quoi est-il question précisément ? Un créateur ou une créatrice de contenu est une personne qui crée un certain type de contenu (photographies, vidéos, audios, graphiques, etc.) et qui les publie sur un ou plusieurs réseaux sociaux pour généralement former un ensemble engageant pour son audience [1]. Le titre d’influenceur ou d’influenceuse désigne plutôt les personnalités actives sur les réseaux sociaux détenant une certaine visibilité et une certaine influence qui se sont construites par le partage de leurs goûts personnels et de leur personnalité dans leur communauté d’internautes respective [2]. Néanmoins, il faut comprendre que l’un n’exclut pas l’autre. Une personne créatrice de contenu peut influencer sa communauté, tout comme un influenceur ou une influenceuse peut créer du contenu [3].

 

« Ok, super, mais en quoi est-ce un emploi viable ? » Excellente question ! Depuis l’arrivée des réseaux sociaux, bien des compagnies se sont tournées vers ces plateformes pour faire la promotion de leurs produits et services [4] et elles ont rapidement réalisé que ces « personnalités influentes » pourraient leur servir de plateforme publicitaire [5]. En conséquence, être créateur ou créatrice de contenu peut se transformer en un emploi profitable. Or, comme chaque personne qui partage une vidéo sur TikTok ou publie une photo sur Instagram crée, elle aussi, du contenu, il est facile de comprendre que ce n’est pas le cas de la majorité des utilisateurs et des utilisatrices des réseaux sociaux.

 

Malgré la notion que chaque personne qui publie activement sur un réseau social peut se qualifier comme un créateur ou une créatrice de contenu, les influenceurs et influenceuses ne sont pas tous et toutes sur un pied d’égalité. En effet, certain.e.s influenceurs et influenceuses sont considéré.e.s comme des célébrités ou des « méga-influenceurs » (athlètes, mannequins, acteurs et actrices, musiciens et musiciennes, etc.) [6]. D’autres sont des « macro-influenceurs », soit des gens qui ont une visibilité et une réputation qui dépassent la niche dans laquelle leur popularité initiale s’est développée [7]. Finalement, il y a les « micro-influenceurs » qui sont plus « petits », ayant généralement une visibilité limitée et moins de 500 000 abonné.e.s [8]. Néanmoins, tous et toutes interagissent avec leur public respectif, entre autres en publiant du contenu promotionnel pour des entreprises. Les dissemblances entre les statuts et la visibilité soulèvent, cependant, des questions juridiques différentes que nous explorerons sur les plans de la propriété intellectuelle, de la protection du public et de la règlementation des messages publicitaires.

 

Le droit d’auteur et la lecture des termes et conditions

L’idée qu’un influenceur, qu’une influenceuse, qu’un créateur ou qu’une créatrice de contenu puisse profiter de son contenu n’est rien de nouveau – les droits d’auteur protégeaient les œuvres bien avant les débuts de l’ère numérique. Le principe est bien fondé à ce point : la personne qui crée le contenu est considérée comme l’auteur ou l’autrice et en détient, par défaut, les droits d’auteur [9]. Ces droits sont composés de droits commerciaux, soit les droits permettant d’effectuer des actions commerciales sur la création, et peuvent être cédés à un tiers par la volonté de l’auteur ou l’autrice [10] ou transférés directement à l’employeur si cette création s’effectue dans le cadre d’un emploi [11]. Le droit d’auteur englobe aussi des droits moraux qui donnent le droit à l’auteur ou l’autrice d’être reconnu.e comme la personne de qui de cette œuvre émane et d’être cité.e comme telle (ou de rester anonyme, selon son choix) [12]. Contrairement aux droits commerciaux, les droits moraux ne peuvent jamais être cédés et le seul moyen pour l’auteur ou l’autrice de s’en départir est d’y renoncer [13]. Au Canada, cette renonciation doit être expresse dans toute situation, même lorsque l’œuvre est créée dans un contexte d’emploi ou de contrat de service [14]. Un influenceur ou une influenceuse qui signe un contrat afin de créer du contenu pour une entreprise conserve donc, par défaut, ses droits commerciaux et moraux, à moins que le contrat ne stipule autrement. Cela s’oppose à la situation aux États-Unis, où les droits commerciaux sont cédés à la personne ayant commandé les services et où la renonciation aux droits moraux est automatique dès qu’une création protégée résulte d’un contrat de service [15].

 

Cependant, les réseaux sociaux sont d’autant plus complexes, en raison de leurs termes et conditions d’utilisation (que chaque utilisateur, chaque utilisatrice prend le temps de lire de fond en comble, évidemment). La plateforme TikTok, par exemple, stipule que tous les droits moraux associés au contenu qu’un utilisateur, qu’une utilisatrice, qu’un influenceur ou qu’une influenceuse publie sont cédés à TikTok ou encore, dans le cas où ce ne serait pas possible, que l’utilisateur ou l’utilisatrice y renonce [16]. De plus, en publiant sur la plateforme, l’utilisateur ou l’utilisatrice accorde une licence irrévocable et inconditionnelle en faveur de TikTok [17]. À titre de rappel, une licence est un moyen de commercialiser des idées ou d’autres choses intangibles. En bref, il s’agit du fait, par le ou la propriétaire du contenu (le concédant ou la concédante), de conférer à une autre personne (le ou la licencié.e) un droit d’utiliser cet actif intangible [18]. Le droit d’utilisation accordé au tiers peut lui être exclusif (personne d’autre n’a ce droit sauf la partie licenciée) ou non exclusif (le concédant ou la concédante peut, tout en conservant le droit d’utiliser son actif, donner ce droit à d’autres personnes qui deviennent elles aussi des licencié.e.s) [19]. Dans le cas de TikTok, cette licence peut être transférée par la plateforme et elle ne lui est donc pas exclusive, c’est-à-dire que TikTok peut conférer des licences additionnelles sur le contenu de cet utilisateur original ou cette utilisatrice originale à des parties tierces sans son consentement et sans qu’il ou elle ne soit rémunéré.e pour cela [20]. Si une personne crée et publie d’abord son œuvre en utilisant le réseau de TikTok et veut republier cette même œuvre sur une plateforme différente par la suite, elle en serait théoriquement empêchée, puisque c’est au ou à la titulaire des droits d’auteur que revient le droit exclusif de republier l’œuvre sur des plateformes différentes [21]. En pratique, aucune barrière n’existe pour l’en empêcher. La majorité de la population croit, en effet, que le créateur ou la créatrice détient les droits sur sa création, d’où la pratique courante d’indiquer le compte à la source d’une publication reprise par autrui.

 

Cette réalité juridique pourrait, cependant, se développer en un enjeu intéressant dans le futur, surtout si la réémergence des droits d’auteur se poursuit avec l’ère des enregistrements numériques. En effet, nous pouvons notamment penser à l’exemple de Taylor Swift. Cette dernière a tenté, à plusieurs reprises, d’acheter les droits d’auteur sur les enregistrements d’une grande partie de sa discographie, mais quand ces droits ont été vendus à un tiers par la suite, elle a choisi de procéder à un nouvel enregistrement de chacune des chansons en question [22]. Comme elle détenait déjà les droits d’auteur sur les paroles et les mélodies, elle a pu les réutiliser pour procéder à l’enregistrement d’un nouveau master pour chaque album, soit la copie originale combinant les paroles et la bande sonore, utilisée pour la distribution commerciale en musique [23]. Il est important de comprendre que le droit d’auteur d’un tel enregistrement appartient à la personne qui a procédé à l’enregistrement et, dans l’industrie musicale, cette personne est souvent un studio de production et non l’artiste [24]. Ainsi, en effectuant le réenregistrement de ses œuvres, Taylor Swift s’est octroyée la propriété des nouveaux masters et peut donc contrôler leur utilisation et leur distribution, droits qui appartiennent exclusivement à la propriétaire des droits d’auteur du master [25], ce qui s’applique aussi de la même manière en droit canadien [26].

 

Il ne serait pas surprenant que d’autres souhaitent suivre l’exemple de Taylor Swift afin de récupérer l’entièreté de leurs droits sur leurs créations, surtout dans le cas où les tribunaux ne réagissent pas aux déséquilibres de pouvoir présents dans les contrats d’adhésion des réseaux sociaux. Le concept de personnalité influente sur les réseaux sociaux est désormais un phénomène ancré dans la société et son utilisation comme outil de marketing ne semble que débuter. Or, certaines questions règlementaires entourant ces nouvelles idées laissent à réfléchir, notamment celle-ci : le rôle d’influenceur et d’influenceuse commencera-t-il à faire appel aux notions du droit de la propriété intellectuelle pour accroître leur profitabilité et faire pencher les négociations en leur faveur ?

 

 

Les publicités créées par des influenceurs et influenceuses : #sponsorisé et #publicité, #qu’est-ce que c’est ?

En plus d’apporter des changements au monde de la propriété intellectuelle, la croissance des personnalités reconnues au sein des communautés des réseaux sociaux a permis à une nouvelle stratégie marketing de gagner en ampleur : la publicité intégrée [27]. Une compagnie peut mandater la création d’un certain type de contenu pour mettre en valeur son produit ou service et dont la publication se fait directement sur les comptes de l’influenceur ou de l’influenceuse. Cette technique est connue sous le nom de « marketing d’influence » [28]; la publicité se trouve donc directement intégrée dans la page de l’influenceur et de l’influenceuse. Il s’agit ici d’une relation circonscrite entre la personne créant le contenu et la compagnie mandante, où une ou plusieurs publications sont déterminées et un message publicitaire à véhiculer est choisi [29]. Cependant, c’est le créateur ou la créatrice qui est libre d’établir la formule de son contenu (une vidéo démontrant l’utilisation du produit dans le cours d’une journée, des photos, etc.) et d’effectuer toutes les tâches pour concrétiser l’idée [30]. C’est donc à ce dernier ou à cette dernière que reviennent les droits d’auteur de la création du contenu publicitaire, à moins de convention contraire entre les parties [31].

 

En revanche, cette stratégie est bien plus qu’un simple moyen pour les compagnies de réduire leurs dépenses publicitaires. Une publicité bien réalisée et suffisamment transparente se trouve, parfois, à être bien plus efficace qu’une publicité émanant directement du fabricant du produit ou du fournisseur de services [32]. D’un côté, une opinion honnête de la part d’un.e internaute qu’une communauté connait et respecte détient un grand poids au sein de cette dernière, surtout si la publicité vise un besoin commun. Un consommateur ou une consommatrice peut tirer plusieurs bénéfices de voir l’utilisation du produit ou du service dans un environnement qui lui est familier, et ce, par une personne à laquelle il ou elle s’identifie bien. C’est une opinion qui semble fiable, crédible et réaliste : l’honnêteté qu’il ou elle cherche dans un monde qui le bombarde d’options. D’un autre côté, il reste qu’une publicité intégrée ou mal déclarée peut être perçue comme sournoise ou trompeuse par ce même public [33]. En effet, l’intégration d’une publicité dans le contenu régulier (ou non publicitaire) peut porter à confusion pour le public vulnérable [34].

 

 

 

La vulnérabilité des consommateurs et des consommatrices : influencé.e.s ou dupé.e.s ?

La Loi sur la protection du consommateur (ci-après la « LPC ») du Québec établit, par l’entremise de son caractère d’ordre public de protection, que les consommateurs et les consommatrices sont un groupe vulnérable par rapport aux entreprises [35]. Il est possible de présumer que cette logique peut s’appliquer dans la relation entre le public et les influenceurs et influenceuses ou toute autre personne créant du contenu sur les réseaux sociaux dans le but d’influencer l’opinion du public et d’en tirer un bénéfice. En effet, la présomption de la LPC se fonde sur le déséquilibre d’information dans la relation entre le consommateur ou la consommatrice et le commerçant, dans laquelle le commerçant est celui qui détient tous les renseignements sur le produit ou le service [36]. Il faut aussi savoir que le public n’est pas toujours informé de la relation publicitaire qui peut exister entre l’influenceur ou l’influenceuse et l’entreprise.

 

Bien qu’il existe maintenant plusieurs règles [37] exigeant aux personnalités publiques de divulguer ce qui a été reçu en cadeau et d’informer leur public si une certaine publication est faite contre rémunération, leur respect n’est pas toujours assuré de manière cohérente, et ces règles peuvent aussi varier d’une plateforme à une autre [38]. TikTok, dans sa politique, exige que les vidéos soient marquées par les termes « publicité » ou « sponsorisé » pour indiquer au consommateur ou à la consommatrice qu’il s’agit de contenu à but commercial et se réserve également le droit de bloquer les comptes ou retirer les publications de ceux et celles en contravention [39]. YouTube, dans ses conditions, n’impose aucune condition de forme quant à cette déclaration, pourvu qu’elle ne contrevienne pas à la loi [40]. Instagram, pour sa part, exige que le contenu de marque respecte des conditions de forme, telles que l’obligation d’utiliser le paramètre de « contenu de marque » pour les publications commerciales [41]. Cependant, la mise en œuvre de ces exigences est difficile à exécuter en pratique, à un point tel que la Federal Trade Commission (ci-après la « FTC ») et Ad Standards Canada ont modifié leur position respective pour suggérer une position cohérente à travers toutes les plateformes en 2023 [42]. Certes, les très grandes personnalités peuvent faire l’objet de vérifications [43], mais pour chaque contravention qui entraine des sanctions, combien voyons-nous défiler de publications qui y échappent ?

 

Ce sont les micro-influenceurs, les personnalités détenant du pouvoir sur les réseaux sociaux dans un domaine plus niche, qui présentent les plus grands risques. Leur moins grande visibilité leur permet d’échapper plus facilement aux organismes réglementaires chargés de veiller au respect des règles et a pour effet de permettre aux entreprises qui contractent avec eux d’y échapper aussi [44]. D’autant plus que les micro-influenceurs existent dans presque toutes les industries [45]! Le seul fait qu’ils soient si nombreux fait en sorte que leur surveillance est plus difficile. Leur popularité plus limitée donne à leurs publications une apparence plus authentique que celles des célébrités [46] et pose un danger pour les consommateurs et consommatrices qui auront davantage de difficulté à distinguer l’opinion authentique de la publicité.

 

En outre, ces micro-influenceurs qui adoptent souvent ce rôle pour partager leur passion, obtenir des produits gratuits ou générer un revenu supplémentaire ne sont pas appuyés par une équipe juridique disponible pour les informer sur les règles de publicité ou d’autres enjeux [47]. C’est une réalité connue des entreprises qui font appel à leurs services : les frais pour une publication par un micro-influenceur sont moindres que ceux d’un influenceur ou d’une influenceuse et presque dérisoires comparativement à ceux d’une célébrité [48]. Sous la LPC, le rôle d’un influenceur ou d’une influenceuse et les obligations auxquelles il ou elle est soumis.e sont sujettes à une évaluation au cas par cas – ce qui n’aide pas la mise en œuvre des règlements à l’égard des publications [49]. Un influenceur ou une influenceuse qui ne fait qu’une ou quelques publications pour une entreprise pourrait être qualifié.e de « publicitaire » [50]. En revanche, si ce même influenceur ou cette même influenceuse a bâti une relation d’affaires avec l’entreprise, publicisant régulièrement ses produits ou services, il se peut qu’aux yeux des consommateurs et des consommatrices, le lien donne à l’influenceur ou à l’influenceuse un statut de « représentant.e » [51], en raison de la présence de motifs raisonnables de croire que ce dernier ou cette dernière agit au nom de l’entreprise [52].

 

Dans certains cas, les obligations à respecter sont les mêmes : par exemple, ni ce représentant.e  ni le commerçant ne peut faire de représentation trompeuse à un consommateur ou une consommatrice [53]. Néanmoins, ce n’est que le commerçant (et donc son représentant.e) qui ne peut omettre de divulguer son identité de commerçant dans un message publicitaire; le publicitaire n’est pas visé dans ce cas [54]. Le texte de la disposition passe sous silence le rôle que pourrait jouer un influenceur ou une influenceuse agissant pour le compte d’un commerçant en tant que publicitaire et non de représentant.e, probablement en raison du caractère nouveau de cette technique de marketing. En conséquence, cela pose un risque accentué pour les consommateurs et consommatrices lorsque cette publication émane d’un micro-influenceur et n’est pas clairement indiquée comme une publicité. Considéré dans son ensemble, le manque de réglementation apporte plusieurs inconvénients au public consommateur, qui n’a presque pas de moyens pour distinguer les opinions honnêtes sur des produits ou services et les messages publicitaires. La situation se complexifie encore davantage lorsqu’on tente de trouver un équilibre entre cet objectif de protection du public et la liberté d’expression.

La liberté d’expression : « C’est ma plateforme, je peux dire ce que je

veux ! »

Au Canada, plusieurs arrêts de la Cour suprême confirment que les personnes morales bénéficient aussi du droit à la liberté d’expression protégé par la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après la « Charte ») [55]. Ce droit est limité, comme tous les autres droits fondamentaux, par l’application de l’article premier de la Charte et la méthodologie établie par le test de Oakes [56]. Cependant, contrairement aux États-Unis, le droit canadien ne fait aucune distinction entre l’expression dite « commerciale » et celle dite « fondamentale » (traduction libre de « commercial speech and core expressive speech ») [57]. Au Canada, l’expression est évaluée sous les mêmes limites constitutionnelles sans égard à la présence d’un caractère économique ou d’un objectif commercial [58]. La réglementation des publicités est un domaine de compétence partagé entre le gouvernement fédéral et les provinces : la législation sur la concurrence est entre les mains du premier, alors que les protections du consommateur et de la consommatrice sont aux soins de ces dernières [59]. En effet, l’arrêt Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur Général) (ci-après « Irwin Toy ») est venu établir que le droit à la liberté d’expression d’une personne morale comprend l’expression dans une publicité (ce qui serait qualifié aux États-Unis comme une forme d’expression commerciale) et peut être limité par des dispositions législatives justifiées par l’article premier de la Charte [60].

 

Aux États-Unis, l’expression fondamentale est protégée par un standard strict exigeant que le gouvernement ait un intérêt convaincant dans la restriction de l’expression visée et que sa réglementation ne vise que cet intérêt précis [61]. La notion d’expression commerciale a été définie dans une première décision comme étant une forme d’expression qui propose une transaction commerciale « si éloignée de toute exposition d’idées, de la vérité, de la science, de la moralité et des arts en général, dans sa diffusion de sentiments libéraux sur l’administration du Gouvernement qu’elle ne bénéficie d’aucune protection » [traduction libre] [62]. Cette notion a été précisée quelque peu dans une seconde décision grâce à trois critères : (1) l’expression est une publicité, (2) l’expression fait référence à un produit spécifique et (3) l’expression a un but économique [63]. Cependant, ce ne sont que les cours inférieures aux États-Unis qui ont appliqué cette définition à des questions impliquant les réseaux sociaux [64].

 

Une évaluation comparant ces deux approches constitutionnelles ne permet pas pour autant de proposer des solutions aux enjeux créés par les publications des influenceurs et des influenceuses. En effet, la grande difficulté repose dans le fait que les influenceurs et les influenceuses adoptent une forme d’expression variable : certaines de leurs publications peuvent être de l’expression commerciale et d’autres peuvent être une expression fondamentale [65]. Dans le même ordre d’idées, au sein d’une même publication, une partie du contenu peut appartenir à l’expression commerciale et une autre, à l’expression fondamentale. Étant donné la vulnérabilité des consommateurs et des consommatrices, il est d’autant plus important de trouver un équilibre entre le droit à la liberté d’expression et la protection des personnes vulnérables.

 

La réglementation : qui devrait gouverner ce « Far West » ?

Une solution possible pour rétablir l’équilibre entre les différents groupes se trouve dans la mise en œuvre de divers règlements. Au Canada, la Loi sur la concurrence sanctionne les indications trompeuses et les pratiques commerciales déloyales [66], ce qui comprend toutes les formes de marketing, dès lors qu’elles contiennent une indication fausse ou trompeuse sur un point important [67]. Cette loi fédérale s’applique à toute personne faisant la promotion de produits ou de services, y compris par le biais d’un intermédiaire, ce qui permet d’englober les influenceurs et les influenceuses [68]. Le Bureau de la concurrence du Canada (ci-après le « BCC ») est l’organisme chargé de veiller au respect de cette loi, et donc de la conformité des publications sur les réseaux sociaux [69]. Les sanctions peuvent être criminelles ou civiles [70]. Au provincial, chaque province est libre de choisir comment assurer la protection de ses consommateurs et consommatrices [71]. Le Québec a choisi de le faire par le biais de la LPC, comme discuté plus haut, mais chaque province et territoire a adopté une loi protégeant leur public consommateur [72]. Au Québec, l’arrêt Irwin Toy est un exemple des protections accordées au public vulnérable face à certains types de publicités [73].

 

Aux États-Unis, c’est la FTC qui surveille et sanctionne les indications trompeuses, entre autres par le biais des dispositions de la Federal Trade Commission Act (ci-après la « FTC Act) [74]. Cette loi vise principalement l’interdiction des moyens de concurrence déloyaux et des actes ou pratiques injustes ou trompeuses [75]. En outre, dans l’arrêt FTC v. Keppel & Bro. inc., la Cour suprême des États-Unis a établi qu’une pratique commerciale peut être injuste même si un compétiteur est libre de l’adopter [76], car un système de compétition dans lequel les choix sont d’adopter une pratique déloyale ou de perdre son entreprise est l’un des types d’injustice visés dans la section 5 de la FTC Act [77]. Le rôle de la FTC, qui se concentre principalement sur la surveillance des valeurs mobilières et de la fraude, a donc évolué pour englober l’évaluation et la correction de pratiques commerciales déloyales ou injustes dans les domaines émergents [78].

 

La montée de la culture de consommation a poussé tant le BCC que la FTC à se pencher plus sévèrement sur les contraventions aux dispositions publicitaires. Les deux organismes reconnaissent que la responsabilité de ne pas induire le consommateur ou la consommatrice en erreur doit être partagée entre les entreprises et les influenceurs et influenceuses [79]. Si une entreprise veut conclure une entente publicitaire, il pourrait être intéressant d’exiger un certain formalisme dans les contrats avec les influenceurs et influenceuses. En définissant clairement par écrit les modalités et les dates de leur relation, ces derniers et dernières seront déjà mieux outillé.e.s pour respecter leurs obligations au moment de la publication, notamment à quel moment inscrire une mention #sponsorisé.

 

Toutefois, nous croyons qu’il est nécessaire de nuancer davantage le partage de la responsabilité : un micro-influenceur, un macro-influenceur et une célébrité ne peuvent pas prendre les mêmes précautions et n’ont pas tous les mêmes moyens pour assurer la conformité d’une publication [80]. Une célébrité aura plus facilement accès à une équipe marketing en mesure de l’informer sur les limites de ce qui est permis qu’un micro-influenceur qui crée son contenu après avoir terminé sa journée de travail principal. Néanmoins, il reste que chacun.e doit demeurer responsable de ce qu’il ou elle choisit de publier sur les réseaux sociaux, puisque ces publications demeurent des expressions de la personne derrière le compte.

 

Ultimement, l’évolution de la consommation de média publié sur les réseaux sociaux risque de mener à des changements dans plusieurs sphères du droit, telles que les droits d’auteur, la consommation et la publicité. Que ce soit l’individu ou la collectivité qui constitue le centre de l’analyse, il est clair que l’approche qu’utilise le droit pour régir ce monde virtuel n’est plus à jour. Les besoins et les vulnérabilités de la population ne sont plus les mêmes et la mise en œuvre des règlements ainsi que le texte règlementaire lui-même doivent s’adapter à ces nouveaux enjeux. Comme les systèmes d’opération de nos téléphones, de nos ordinateurs et de nos tablettes, le droit relié aux réseaux sociaux doit, lui aussi, être mis à jour périodiquement. Or, contrairement aux mises à jour technologiques qui interrompent notre travail ou notre défilement quotidien sur les réseaux sociaux, nous attendons celle du droit avec impatience.

Sources

[1] : Office Québécois de la langue française, « créateur de contenu, créatrice de contenu », Grand dictionnaire terminologique, en ligne : <https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/fiche-gdt/fiche/26561613/createur-de-contenu#:~:text=Personne%20dont%20le%20travail%20consiste,et%20engageant%20pour%20l%27audience> (consulté le 17 mars 2024).

[2] : Claire F., « Quelles sont les différences entre créateur de contenu et influenceur ? », WOÔ, 4 juillet 2023, en ligne : <https://www.woo.paris/blog/differences-entre-createur-de-contenu-influenceur> (consulté le 17 mars 2024).

[3] : Id.

[4] : Sarah ARAYESS et Dominique GEERTS, « Social Media Advertising: How to Engage and Comply », (2017) 12-6 European Food and Feed Law Review, 529, 529.

[5] : Lauren HARRIS, « Too Little, Too Late: FTC Guidelines on Deceptive and Misleading Endorsements by Social Media Influencers », (2019) 62 Howard Law Journal, 947, 979.

[6] : Danielle IZZO, « The Influencer Next Door is Helping Major Corporations Evade International Laws: Why Micro Influencers Pose a Unique Regulatory Problem for Consumer Protection Laws », (2020) 20 Journal of International Business and Law, 50, 53.

[7] : Id., 53-54.

[8] : Id.

[9] : Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. 1985, ch. C-42, art. 13.

[10] : Id., art. 3, 13(4) et 16.

[11] : Id., art. 13(3).

[12] : Id., art. 14.1(1).

[13] : Id., art. 14.1(2).

[14] : Id., art. 14.1(3).

[15] : Copyrights Act, 17 U.S.C. Ch. 2, § 201 (a) et (b).

[16] : « TikTok Terms of Service », Section 7, § B, par. 11, février 2021, en ligne : <https://www.tiktok.com/legal/page/row/terms-of-service/en> (consulté le 17 mars 2024).

[17] : Id., par. 6 et 7.

[18] : GOUVERNEMENT DU CANADA, « Manières de commercialiser votre idée », Office de la propriété intellectuelle du Canada, en ligne : <https://ised-isde.canada.ca/site/office-propriete-intellectuelle-canada/fr/manieres-commercialiser-votre-idee#licences> (consulté le 1er avril 2024).

[19] : Id.

[20] : « TikTok Terms of Service » préc., note 16, Section 7, § B, par. 21.

[21] : Loi sur le droit d’auteur, préc., note 9, art. 3, 15 et 16.

[22] : Kylee NEERANJAN, « You Belong With Me : The Battle for Taylor Swift’s Masters and Artist Autonomy in the Age of Streaming Services », (2023) 33-3 University of Florida Journal of Law and Public Policy, 416, 417.

[23] : Id., 417.

[24] : Id.

[25] : Id., 416, 418 et 420.

[26] : Loi sur le droit d’auteur, préc., note 9, art. 19.

[27] : OFFICE QUÉBÉCOIS DE LA LANGUE FRANÇAISE, « publicité vidéo intégrée », Grand dictionnaire terminologique, en ligne : <https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/fiche-gdt/fiche/26530064/publicite-video-integree> (consulté le 17 mars 2024).

[28] : TRAACKR, « Guide du marketing d’influence : Un mode d’emploi pour les entreprises centrées sur le client », en ligne : <https://www.veille.ma/IMG/pdf/le_guide_du_marketing_d_influence.pdf> (consulté le 17 mars 2024).

[29] : LINKEDIN MARKETING SOLUTIONS, « Publicité native », Glossaire Marketing, en ligne : <https://business.linkedin.com/fr-fr/marketing-solutions/success/marketing-terms/native-advertising> (consulté le 17 mars 2024).

[30] : Id.

[31] : Loi sur le droit d’auteur, préc., note 9, art. 13(1) et 13(4); Copyrights Act, préc., note 15, § 201.

[32] : D. IZZO, préc., note 6.

[33] : Id.

[34] : Edith G. SMIT et Eva A. VAN REIJMERSDAL, « The Importance of Consumer Empowerment in Dealing With Digital Persuasion », Communication Research into the Digital Society, Amsterdam University Press, 2024, p. 180.

[35] : Loi sur la protection du consommateur, RLRQ, ch. P-40.1, art. 261 et 262.

[36] : Richard c. Time Inc., 2012 CSC 8.

[37] : AD STANDARDS, Influencer Marketing Disclosure Guidelines, Fall 2023, en ligne : <https://adstandards.ca/wp-content/uploads/AdStandards-Influencer-Guidelines-EN-2023-FIN.pdf> (consulté le 17 mars 2024).

[38] : « TikTok Terms of Service », préc., note 16, « Conditions d’utilisation »; INSTAGRAM, 21 février 2023, en ligne : <https://help.instagram.com/581066165581870?cms_id=581066165581870>; YouTube terms and conditions, en ligne : <https://www.youtube.com/static?gl=CA&template=terms>.

[39] : « TikTok Terms of Service », préc., note 16.

[40] : « Youtube Terms and conditions », préc., note 38.

[41] : FACEBOOK, Branded Content Policies, en ligne :  <https://www.facebook.com/business/help/221149188908254>.

[42] : Guides ­­Concerning the Use of Endorsements and Testimonials in Advertising, Federal Trade Commission, 88 FR 48092; AD STANDARDS, Influencer Marketing Disclosure Guidelines, automne 2023, en ligne : <https://adstandards.ca/wp-content/uploads/AdStandards-Influencer-Guidelines-EN-2023-FIN.pdf> (consulté le 17 mars 2024).

[43] : Peter NOWAK, « Canada’s ad industry cracking down on paid endorsements on social media », CBC News, 30 août 2016, en ligne : <https://www.cbc.ca/news/science/influencers-paid-advertising-1.3739668 > (consulté le 10 avril 2024).

[44] : D. IZZO, préc., note 6, p. 51 et 54-56.

[45] : Id., p. 52.

[46] : Id., p. 53.

[47] : Id., p. 52

[48] : Id., p. 55.

[49] : Loi sur la protection du consommateur, préc., note 35, Titre II.

[50] : Id., art. 1m).

[51] : Id., art. 1o).

[52] : Id., art. 1o).

[53] : Id., art. 219.

[54] : Id., art. 242.

[55] : Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)] art. 2b).

[56] : Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur Général), [1987] R.C.S. 927, p. 929 et 931-933.

[57] : L. HARRIS, préc., note 5, p. 952.

[58] : Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur Général), préc., note 56, p. 969-971

[59] : Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.-U.), art. 91 et 92.

[60] : Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur Général), préc., note 56, p. 978-979, 99-1000.

[61] : L. HARRIS, préc., note 5, p. 952.

[62] : Virginia State Board of Pharmacy v. Virginia Citizens Consumer Council, Inc., (1976) 425 U.S. 748, p. 762.

[63] : Bolger v. Youngs Drug Products Corp., (1983) 463 U.S. 60, p. 67.

[64] : L. HARRIS, préc., note 5, p.952.

[65] : Katherine GABARINO [@KGMTL], « Kerastase », publié le 20 mars 2024 sur Instagram, en  ligne :  <https://www.instagram.com/p/C4vrM_1p5KF/> (consulté le 10 avril 2024); Katherine GABARINO [@KGMTL], « Levers et couchers de soleil », publié le 20 mars 2024 sur Instagram, en ligne :  <https://www.instagram.com/p/C4wJWu9Jg8V/> (consulté le 10 avril 2024).

[66] : Loi sur la concurrence, L.R.C. 1985, ch. C-34, art. 52 et 74.01(1)(a).

[67] : GOUVERNEMENT DU CANADA, « Indications fausses ou trompeuses », Bureau de la concurrence Canada, 24 juin 2022, en ligne : <https://ised-isde.canada.ca/site/bureau-concurrence-canada/fr/pratiques-commerciales-trompeuses/types-pratiques-commerciales-trompeuses/indications-fausses-trompeuses>.

[68] : GOUVERNEMENT DU CANADA, « Indications trompeuses et pratiques commerciales déloyales », Bureau de la concurrence Canada, 16 janvier 2024, en ligne : <https://ised-isde.canada.ca/site/bureau-concurrence-canada/fr/pratiques-commerciales-trompeuses/types-pratiques-commerciales-trompeuses/indications-trompeuses-pratiques-commerciales-deloyales> (consulté le 17 mars 2024).

[69] : GOUVERNEMENT DU CANADA, « Bureau de la concurrence Canada », Bureau de la concurrence Canada, en ligne : <https://ised-isde.canada.ca/site/bureau-concurrence-canada/fr> (consulté le 17 mars 2024).

[70] : Loi sur la concurrence, préc., note 66, art. 74.01 et s.

[71] : Loi constitutionnelle de 1867, préc., note 59.

[72] : GOUVERNEMENT DU CANADA, « Lois canadiennes relatives à la protection des consommateurs », Bureau de la consommation, 4 décembre 2018, en ligne : <https://ised-isde.canada.ca/site/bureau-consommation/fr/feuille-route-plaintes/lois-canadiennes-relative-protection-consommateurs>.

[73] : Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur Général), préc., note 56, p. 933, 979 et 987-991.

[74] : Federal Trade Commission Act, 15 U.S.C. § 41.

[75] : Id., section 5.

[76] : FTC v. R. F. Keppel & Bro., Inc., [1934] 291 U.S. 304, p. 307-314.

[77] : L. HARRIS, préc., note 5, p. 959-960.

[78] : Federal Trade Commission Act, préc., note 74, section 5, 57a).

[79] : Id., p. 967-969, 979 et 984-986.

[80] : D. IZZO, préc., note 6, p. 55.

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