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« L'exploitation n'est pas une vocation » [1]

Rédigé par Simone Fluet

Le Front pour la rémunération, un mouvement constitué d’une multitude d’organisations étudiantes, a organisé le 10 octobre dernier une soupe populaire devant les bureaux de la ministre de l’Enseignement supérieur. Le rassemblement avait pour but de souligner la précarité financière à laquelle font face de nombreuses personnes étudiantes qui doivent obligatoirement réaliser un stage impayé pour compléter leur parcours académique [2]. Réputés comme affectant particulièrement les domaines à forte prédominance féminine, le manque de reconnaissance et les conditions difficiles causent chez les étudiant.e.s un sentiment généralisé d’injustice [3]. L’avis de plusieurs regroupements est qu’une insuffisance de moyens, une dette d’étude et des dépenses supplémentaires en raison d'un stage impayé peuvent mener certain.e.s étudiant.e.s à cesser leurs études avant leur complétion [4].

 

D’abord, l’article examinera la question constitutionnelle de la compétence relative à l’adoption de solutions jugées appropriées pour remédier à la précarité financière des stagiaires. Ensuite, dans l’objectif d’élucider le traitement juridique des stagiaires non-rémunéré.e.s, nous aborderons la condition sociale des étudiant.e.s au sens de la Charte des droits et libertés de la personne [5], de la législation provinciale sur le droit du travail s’appliquant à ces derniers et dernières ainsi que des recommandations de différentes associations étudiantes.

 

 

Examen législatif

 

Charte des droits et libertés de la personne

 

Décortiquons d’abord l’aspect constitutionnel de la question. L’ordre gouvernemental possédant la compétence de légiférer sur les conditions de travail est le provincial. Celles-ci se rattachent à la compétence exclusive du provincial sur les droits civils dans la province, prévue à l’article 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 [6]. Or, il est important de garder en tête que le fédéral possède un pouvoir législatif sur les secteurs d’activité relevant de son autorité, soit les banques, le transport interprovincial, la navigation et les autres activités nécessitant une uniformité à travers plus d’une province, en vertu de l’article 91(10) et (15) de la Loi constitutionnelle de 1867 [7].

L’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne [8] (ci-après « Charte »), pierre angulaire du droit à l’égalité, est pertinent dans le cadre des stages étudiants puisque cette disposition interdit la discrimination basée sur la condition sociale [9]. En 2021, la Cour d’appel québécoise a reconnu dans l’arrêt Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Beaudry et autres) c. Aluminerie de Bécancour inc. que, dans certaines circonstances, le fait d’être traité.e inégalement purement en raison de sa condition étudiante supporterait un recours en vertu de l’article 10 de la Charte [10]. Un employeur ne serait donc pas en droit d’offrir un salaire inférieur à certain.e.s de ses préposé.e.s en raison de leur statut d’étudiant.e si le travail exécuté est similaire[11].

La notion de « condition sociale » prévue à l’article 10 de la Charte a été interprétée comme incluant le statut d’étudiant.e , en rappelant qu’une condition peut être temporaire, tant que les personnes pourvues de cette condition sont identifiables, possèdent des paramètres collectifs et que la discrimination vécue soit fondée sur l’existence d’un attribut commun [12]. La partie qui allègue la discrimination n’a pas obligatoirement le fardeau de prouver que le groupe discriminé a été historiquement défavorisé ou est susceptible d’être victime de préjugés [13]. Il suffit que la distinction faite soit basée sur un attribut protégé et constitue un désavantage handicapant, par exemple dans un cadre professionnel [14]. Or, la présence de préjugés peut constituer un indice pertinent de discrimination [15]. Dans l’affaire George c. Fonds d'aide aux recours collectifs, le tribunal s’est exprimé sur les préconceptions affectant les personnes étudiantes, soit qu’elles sont « une main-d’œuvre bon marché » [16]. Ce faisant, il est admis en droit québécois que les étudiant.e.s sont généralement perçu.e.s comme « faisant partie d’une classe inférieure de travailleurs » [17].

L’article 19 de la Charte dispose que l’accomplissement d’un travail équivalent exige un traitement ainsi qu’un salaire égaux [18]. Selon Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, les tâches effectuées n’ont pas besoin d’être nécessairement identiques ou strictement égales [19]. Si les compétences requises, la responsabilité engendrée, l’effort demandé et les conditions d’exercice sont les mêmes, les salaires doivent être homologues. Le critère s’appliquant au salaire en est un d’égalité, alors que le travail doit être considéré dans une optique d’équivalence uniquement [20]. Le deuxième alinéa de l’article 19 précise que les critères justifiant un écart salarial se résument à « l’expérience, l’ancienneté, la durée de service, l’évaluation au mérite, la quantité de production ou le temps supplémentaire », sous réserve que ceux-ci soient appliqués uniformément à tous et toutes les préposé.e.s [21].

 

L’article 10 de la Charte ne garantit pas un droit à l’égalité, mais bien un droit à l’absence de discrimination basée sur un autre article de la Charte [22]. L’égalité garantie par l’article 10 n’est donc pas autonome et doit obligatoirement être conjointe à une violation d’une autre disposition de la Charte [23]. Par exemple, dans le cadre d’une distinction faite en raison du statut d’étudiant.e, nous croyons qu’il serait possible de considérer qu’il y a une atteinte au droit à la dignité prévu à l’article 4 de la Charte.

 

 

Loi sur les normes du travail

 

En vertu du paragraphe 3(5) de la Loi sur les normes du travail (ci-après « LNT »), cette dernière ne s’applique pas aux personnes étudiantes qui exercent, durant l’année scolaire, une activité au sein d’un établissement choisi par l’institution où elles étudient, dans le cadre d’un stage approuvé par le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport ou par le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie [24]. En vertu de l’article 40 de la LNT, les employé.e.s assujetti.e.s à cette loi ont droit à une rémunération équivalente ou supérieure au salaire minimum fixé par le gouvernement [25]. La LNT encadre également la rémunération des heures supplémentaires [26] et vise à encadrer les relations de travail québécoises en garantissant des protections minimales aux travailleurs et travailleuses [27].

 

 

Loi visant à assurer la protection des stagiaires en milieu de travail

 

Sanctionnée en février 2022, la Loi visant à assurer la protection des stagiaires en milieu de travail accorde aux personnes étudiantes certains droits déjà garantis par la LNT pour les travailleurs et travailleuses non étudiant.e.s :  le droit de s’absenter certains jours fériés, des congés pour cause de maladie, une protection contre le harcèlement psychologique ainsi que des recours à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (ci-après « CNESST ») en cas de non-respect d’une disposition législative de la LNT [28]. Cette loi vient en partie répondre à la critique des associations étudiantes quant au manque d’encadrement législatif des conditions de travail des stagiaires. Puisque les stagiaires sont expressément exclu.e.s de la LNT, ceux-ci et celles-ci faisaient auparavant face à une précarité juridique à l’égard du respect de leurs droits [29]. En outre, bien que la Loi visant à assurer la protection des stagiaires en milieu de travail vienne combler une partie du vide juridique auparavant dénoncé par les associations étudiantes, elle n’a pas pour effet de rectifier les problématiques causant la précarité financière des étudiant.e.s puisqu’elle n’aborde pas la rémunération et n’accorde pas l’entièreté des protections de la LNT aux stagiaires.

 

Recommandations

 

Les revendications communes des associations étudiantes concernent la non-rémunération et le manque d’encadrement législatif pour les personnes étudiantes en situation de stage [30]. D’abord, en ce qui concerne le vide juridique à l’égard de l’encadrement des conditions de travail du ou de la stagiaire, l’association étudiante du Cégep Garneau, en collaboration avec le Conseil régional des associations étudiantes de la Capitale-Nationale, ont rédigé un mémoire à l’intention des parlementaires et de la population québécoise dans lequel ils suggèrent de mettre fin à l’exclusion des stagiaires de la LNT. Cette mesure aurait pour effet de soumettre l’entièreté des stages de travail à une rémunération au salaire minimum, en plus de leur garantir l’ensemble des protections minimales prévues à la LNT [31].

 

Selon la Confédération des associations d’étudiants et étudiantes de l’Université Laval, il existe deux solutions envisageables pour faire face à la précarité étudiante en période de stage : la rémunération de l’ensemble des stages ou la bonification des bourses d’études pour les stages effectués dans certains domaines spécifiques étant généralement moins bien rémunérés [32]. La Fédération des associations étudiantes du campus de l’Université de Montréal, quant à elle, suggère que les bourses offertes par l’entremise d’un programme de compensation financière des stages soient indexées à l’inflation [33].

 

Or, selon la CNESST, il est important pour un.e employé.e de sentir que son travail est reconnu et que ses efforts sont récompensés proportionnellement [34]. Dans une optique où la rémunération des stages se ferait au moyen de bourses attribuées par le gouvernement, les aspirant.e.s au métier pourraient sentir que leur contribution n’est pas véritablement reconnue par leurs employeurs, puisqu’elle n’est pas directement rémunérée. La reconnaissance du travail au point de vue économique selon la CNESST inclut des augmentations de salaire en fonction de l’effort fourni et une rémunération équilibrée avec l’effort fourni [35]. Selon le Conseil pédagogique interdisciplinaire du Québec, le manque de reconnaissance et de valorisation de la profession d’enseignant.e est un facteur majeur du nombre déclinant d’inscriptions au baccalauréat en enseignement [36] et, d’ailleurs, il s’agit également un domaine où les stages ne sont pas rémunérés [37].

 

Les failles dans les institutions publiques dues au manque de personnel apparaissent de plus en plus marquées aux yeux du public; au rythme des rentrées scolaires, des pandémies et des déboires des services sociaux, les conséquences s’aggravent et l’indignation se fait sentir [38]. Le Front commun intersyndical, regroupant 420 000 employé.e.s de l’État, dénonce le manque de personnel menant à la surcharge de travail et à l’épuisement professionnel et revendique que le gouvernement y remédie en améliorant leurs conditions de travail et leur rémunération [39]. En considérant les pistes de solutions explorées ci-haut et la conviction qu’elles permettraient de soulager les étudiant.e.s de la pression financière qu’un stage dans la fonction publique exerce sur eux et elles, il n’est certainement pas insensé de prétendre que toutes ces recommandations sont intrinsèquement liées entre elles. En exprimant la reconnaissance due aux étudiant.e.s qui contribuent au bon fonctionnement des institutions, le gouvernement pourrait en inciter davantage à s’investir dans ces domaines, sans qu’ils ou elles n’aient à risquer leur sécurité financière pour se vouer à la fonction publique.

Sources:

[1] Maud SIMONET, Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Paris, Éditions textuel, 2018, p. 274.

 

 [2] UNION ÉTUDIANTE DU QUÉBEC, « Le front pour la rémunération des stages se mobilise »,  en ligne :  <https://actuagouv.ca/article/le-front-pour-la-r-eacute-mun-eacute-ration-des-stages-se-mobilise-45027> (consulté le 21 octobre 2023).

 [3] FÉDÉRATION ÉTUDIANTE COLLÉGIALE DU QUÉBEC, « Le cadre légal et administratif des stages », p. 5, en ligne : <https://docs.fecq.org/FECQ/Recherches/2018-2019/Recherche%20et%20note%20explicative%20sur%20le%20statut%20des%20stagiaires.pdf> (consulté le 22 octobre 2023).

[4] Id., p. 30.

 

[5] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.

 

[6] Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Vict., c. 3 (R.U.), par. 92(13).

 

[7] Id., par. 91(10) et (15).

 

[8] Charte des droits et libertés de la personne, préc., note 5, art. 10 et 19.

 

[9] BRUN, H., P. BRUN et F. LAFONTAINE, Chartes des droits de la personne : Législation, jurisprudence et doctrine, 35e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2022, art. 10, no 10/277.

 

[10] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Beaudry et autres) c. Aluminerie de Bécancour Inc., 2021 QCCA 989, par. 52.

 

[11] BRUN, H., P. BRUN et F. LAFONTAINE, préc., note 9, no 10/284.  

 

[12] Commission des droits de la personne (Larente) c. Gauthier, 1993 CanLII 8751, par. 2.2 (QC T.D.P.). 

 

[13] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Beaudry et autres) c. Aluminerie de Bécancour Inc, préc., note 10, par. 41.

 

[14] BRUN, H., P. BRUN et F. LAFONTAINE, préc., note 9, no 10/219.

 

[15] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Beaudry et autres) c. Aluminerie de Bécancour Inc, préc., note 10, par. 319.

 

[16] George c. Fonds d'aide aux recours collectifs, 2002 CanLII 55213, par. 92 (QC T.A.).

 

[17] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Beaudry et autres) c. Aluminerie de Bécancour Inc, préc., note 10, par. 331.

 

[18] Charte des droits et libertés de la personne, préc., note 8, art. 19.

 

[19] Henri BRUN, Guy TREMBLAY et Eugénie BROUILLET, Droit constitutionnel, 6e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, no XII-7.103.

 

[20] Id., no XII-7.103.

[21] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art. 19 al. 2.

 

[22] H. BRUN, G. TREMBLAY et E. BROUILLET, préc., note 19, no XII-7.40.

 

[23] BRUN, H., P. BRUN et F. LAFONTAINE, préc., note 9, no 10/3.

 

[24] Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1, art. 3(5).

 

[25] Id., art. 40.

 

[26] Id., art. 55.

 

[27] OUIMET, H., Travail plus : le travail et vos droits, 10e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2019, p. 119.

 

[28] Loi visant à assurer la protection des stagiaires en milieu de travail, projet de loi no 14 (sanctionné – 24 février 2022), 2e sess., 42e légis. (Qc), notes explicatives.

 

[29] ASSOCIATION ÉTUDIANTE DU CÉGEP GARNEAU, « La précarité financière et juridique des stagiaires québécois : le cas de la région de Québec », p. 3, en ligne : <https://www.assnat.qc.ca/Media/Process.aspx?MediaId=ANQ.Vigie.Bll.DocumentGenerique_138977&process=Default&token=ZyMoxNwUn8ikQ+TRKYwPCjWrKwg+vIv9rjij7p3xLGTZDmLVSmJLoqe/vG7/YWzz> (consulté le 22 octobre 2023).

 

[30] FÉDÉRATION ÉTUDIANTE COLLÉGIALE DU QUÉBEC, « Le cadre légal et administratif des stages », p. 1, en ligne : <https://docs.fecq.org/FECQ/Recherches/2018-2019/Recherche%20et%20note%20explicative%20sur%20le%20statut%20des%20stagiaires.pdf> (consulté le 22 octobre 2023).

 

[31] ASSOCIATION ÉTUDIANTE DU CÉGEP GARNEAU, préc., note 29, p. 4.

 

[32 ] CONFÉDÉRATION DES ASSOCIATIONS D’ÉTUDIANTS ET ÉTUDIANTES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL, « Avis sur les stages et les conditions des stagiaires ; Caucus des associations étudiantes », p. 35, en ligne : <https://cadeul.com/wp-content/uploads/2020/12/avis_sur_les_stages_et_la_condition_des_stagiaires_2.pdf> (consulté le 25 octobre 2023).

 

[33] FÉDÉRATION DES ASSOCIATIONS ÉTUDIANTES DU CAMPUS DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL, « Plateforme de revendications ; élections provinciales 2022 », p. 18, en ligne :

<https://www.faecum.qc.ca/ressources/documentation/representation/plateforme-de-revendications-elections-provinciales-2022> (consulté le 25 octobre 2023).

 

[34] CNESST, « Les formes de reconnaissance au travail », en ligne :  <https://www.cnesst.gouv.qc.ca/fr/prevention-securite/identifier-corriger-risques/liste-informations-prevention/reconnaissance-au-travail>  (consulté le 25 octobre 2023).

 

[35] Id.

 

[36] B. BILODEAU, M. BELLEMARE et S. BOUCHARD, « Une entrevue avec des représentant.e.s de la Fédération des syndicats de l’enseignement (FSE-CSQ) au sujet de la pénurie actuelle de personnel enseignant », p. 20, en ligne : <https://www.fse.ulaval.ca/fichiers/site_fse2015/documents/Actualite/printemps_2023_WEB.pdf> (consulté le 25 octobre 2023).

 

[37] FACULTÉ DES SCIENCES DE L’ÉDUCATION DE L’UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL, « Stages », en ligne <https://fse.umontreal.ca/etudes/stages/#est-ce-que-les-stages-sont-remuneres> (consulté le 25 octobre 2023).

 

[38] PROTECTION DU CITOYEN, « Rapport annuel d’activité 2022-2023 », p. 6, 45 et 71, en ligne : <https://protecteurducitoyen.qc.ca/sites/default/files/2023-09/rapport_annuel-2022-2023-protecteur-citoyen.pdf> (consulté le 5 novembre 2023).

 

[39] FRONT COMMUN, « Nos revendications, d’une seule voix », en ligne : <https://express.adobe.com/page/iPz2bDVxTbIfc/> (consulté le 5 novembre 2023).

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