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Une affaire de famille: entreprises familiales et conflits d'intérêts

Rédigé par Laura Frégeau

Une récente parution du New York Magazine a mis de l’avant le concept des nepo babies d’Hollywood, soit les enfants de célébrités qui ont eu un accès privilégié au monde des vedettes et une porte d’entrée directe sur la célébrité [1]. Cet article a provoqué un tollé dans les médias, plusieurs n’ayant jamais réalisé à quel point le milieu est teinté de népotisme. Il peut en effet être plutôt surprenant de réaliser qu’un nombre important de nos célébrités préférées se sont servi de la notoriété de leurs ascendant.e.s pour obtenir des rôles et des opportunités plus facilement que le commun des mortels.

 

En constatant l’impact et l’importance des relations de sang et du népotisme dans le milieu des vedettes, nous pouvons nous demander si ce genre de privilège et de passe-droit est répliqué dans d’autres sphères du monde, comme dans le milieu du travail. Pour ce qui est du Québec, une recherche rapide nous permet de le constater : plus du deux tiers des entreprises québécoises sont des entreprises familiales [2]. Parmi toutes ces entreprises, la quasi-totalité comporte au moins un.e membre de la famille occupant un poste de directeur.trice général.e [3]

 

Ainsi se pose une deuxième question : de quelle(s) façon(s) le népotisme peut-il entraîner des conflits d’intérêts dans le milieu du travail au Québec? Plus précisément, le présent article s’attarde aux différentes décisions prises par les dirigeant.e.s des sociétés par actions québécoises lorsqu’iels travaillent avec des membres de leur famille pouvant les mettre dans des situations de conflits d’intérêts.

 

Qu’est-ce qu’un conflit d’intérêts ?

Il est difficile de définir le concept de conflit d’intérêts dans l’absolu, puisqu’il existe une panoplie de définitions qui varient selon le contexte. Cela étant dit, il est possible de cibler certaines caractéristiques communes à toutes ces définitions.

 

Premièrement, nous pouvons les différencier selon la nature des intérêts en conflit. Il est ici principalement question de la différence entre les intérêts pécuniaires ou non pécuniaires : les premiers visent principalement les aspects économiques et financiers et les seconds, plutôt des aspects familiaux, politiques et religieux [4].

 

La deuxième caractéristique est l’anatomie du conflit entre les intérêts, qui peut être directe ou indirecte. Le conflit d’intérêts est direct quand une personne tire un bénéfice directement de la situation et il est indirect lorsqu’elle n’obtient un bénéfice que par le biais d’une tierce personne [5].

 

Troisièmement et dernièrement, il y a les types généraux de conflits d’intérêts : le conflit d’intérêts apparent, le conflit d’intérêts potentiel ainsi que le conflit d’intérêts réel [6]. Un conflit d’intérêts est apparent lorsqu’il y a une crainte raisonnable de l’existence d’un conflit [7]. De son côté, le conflit d’intérêts potentiel est basé sur le principe de la prévisibilité. En d’autres mots, il y a un potentiel conflit d’intérêts dès que la personne concernée se rend compte qu’il existe une possibilité que la situation devienne un conflit d’intérêts réel si rien n’est fait pour l’en empêcher [8]. Finalement, un conflit d’intérêts est réel dès que l’on se trouve dans une situation opposant des intérêts divergents [9].

 

Bref, une situation de conflit d’intérêts mène généralement à une absence de neutralité et d’objectivité [10]. Mis simplement, nous sommes en présence d’un conflit d’intérêts lorsqu’une personne privilégie ses propres intérêts ou ceux d’une personne ou d’un groupe lié à elle plutôt que, par exemple, les intérêts de son employeur ou de son entreprise [11].

 

Conflits d’intérêts propres aux dirigeant.e.s et aux administrateurs.trices

Avant d’aller plus loin dans notre réflexion, il est pertinent de préciser que ce qui suit s’applique sensiblement de la même façon aux dirigeant.e.s et aux administrateurs.trices [12]. Pour cette raison, le terme dirigeant.e sera utilisé afin d’alléger le texte.

 

Dans ce contexte, il est possible de distinguer deux situations de conflit d’intérêts pouvant affecter les dirigeant.e.s. Tout d’abord, il peut être question de conflits d’intérêts verticaux, lorsque les intérêts personnels des dirigeant.e.s sont opposés aux intérêts de la société [13]. Ensuite, il peut être question de conflits d’intérêts horizontaux, soit lorsque la position et le pouvoir des dirigeant.e.s permettent de prioriser les intérêts d’une des parties prenantes, au détriment des autres. Les parties prenantes peuvent notamment être les actionnaires, les créancier.ère.s, les employé.e.s et les fournisseurs de l’entreprise [14].

 

Application au cas des dirigeant.e.s et des administrateurs.trices

Comme cela a été brièvement mentionné plus tôt, les obligations des dirigeant.e.s et administrateurs.trices des sociétés par actions québécoises sont sensiblement les mêmes lorsqu’il est question de conflits d’intérêts [15], ayant chacun.e le statut de mandataire selon la Loi sur les sociétés par actions [16]. Ce faisant, il faut se référer autant à la Loi sur les sociétés par actions qu’au Code civil pour déterminer leurs devoirs et leurs obligations.

 

Les dirigeant.e.s doivent agir dans l’intérêt de la personne morale [17] et éviter de se mettre dans des situations pouvant causer des conflits entre leurs intérêts et ceux de l’entreprise [18]. En cas de non-respect de ces devoirs, plusieurs sanctions peuvent s’imposer aux dirigeant.e.s. Néanmoins, nous allons seulement nous concentrer sur les devoirs spécifiquement applicables aux situations qui surgissent lorsqu’un.e dirigeant.e travaille avec un.e ou des membres de sa famille.

 

La première situation propice aux conflits d’intérêts est lors de l’embauche, dans le cadre du contrat de travail. Un.e dirigeant.e peut être tenté.e d’embaucher un.e membre de sa famille, principalement en raison de leur lien de filiation. Afin d’éviter la nullité dudit contrat et la restitution des prestations [19], il faut respecter trois conditions [20]. Premièrement, la personne dirigeante se doit de dénoncer, par écrit ou par lettre consignée au procès-verbal, dès qu’iel en prend connaissance, le fait qu’une personne lui étant liée est partie au contrat [21]. Deuxièmement, le contrat doit avoir été approuvé par le conseil d’administration ou les actionnaires et le ou la dirigeant.e ne pourra participer au vote [22]. Troisièmement, il faut que le contrat soit dans l’intérêt de la société [23]. En respectant toutes ces conditions, le ou la dirigeant.e, bien qu’iel soit en situation de conflit d’intérêts, pourra valablement aller de l’avant avec l’embauche.

 

Un autre contexte propice aux conflits d’intérêts est la détermination de la rémunération. Il est possible qu’un.e dirigeant.e soit incliné.e à offrir une rémunération plus avantageuse à ses enfants, par exemple. Toutefois, iel se doit d’éviter les abus, faute de quoi les actionnaires pourraient faire usage de leurs recours statutaires [24]. Tout de même, la Loi sur les sociétés par actions prévoit qu’un.e dirigeant.e a l’obligation de dénoncer son intérêt lors de la fixation de la rémunération, suivant la même procédure que nous avons décrite ci-dessus, à une exception près [25]. Lorsqu’il est question de la fixation d’une rémunération, le ou la dirigeant.e peut participer au vote si celui-ci porte essentiellement sur la rémunération d’une personne qui lui est liée, et ce, dans le seul cas où la société n’est pas un émetteur assujetti [26]. Si la société est un émetteur assujetti, soit une société qui fait un appel public à l’épargne [27], le ou la dirigeant.e ne pourra pas participer au vote [28]. En outre, même s’iel peut potentiellement participer au vote et fixer la rémunération, iel doit s’assurer que celle-ci est raisonnable compte tenu des circonstances particulières de la société et de la personne à rémunérer [29]. Si cela n’est pas respecté et que la rémunération est excessive au point d’être frauduleuse, un.e actionnaire pourrait demander l’intervention du tribunal afin de rectifier la situation [30].

 

Finalement, en plus des obligations générales s’appliquant aux dirigeant.e.s, il ne faut pas oublier que plusieurs professions ont des règles particulières prévues dans leur code de déontologie qu’il faut également considérer.

 

Politiques d’embauches anti-népotisme : un potentiel remède

Une option offerte aux sociétés afin de prévenir les impacts négatifs du népotisme est d’instaurer une politique d’embauche anti-népotisme. Ce genre de politique a pour but de prévenir les situations de conflits d’intérêts et de népotisme au sein d’une entreprise [31].

 

Toutefois, les sociétés doivent faire très attention à ne pas mettre en place une politique stricte qui discrimine les gens ayant un lien de parenté avec le ou la dirigeant.e. En effet, une politique qui empêche systématiquement tous et toutes les membres de la famille d’un.e dirigeant.e d’occuper un poste au sein de la société serait injustifiée [32]. Elle pourrait en fait créer de la discrimination basée sur l’état civil, ce qui est interdit par la Charte des droits et libertés de la personne [33].

 

Pour qu’une telle politique soit permise, la société doit donc s’assurer qu’elle soit nuancée et qu’elle puisse s’appliquer différemment selon le type de poste [34], en plus d’être en mesure de prouver que l’on est en présence d’une exigence professionnelle normale [35]. Pour ce faire, elle doit démontrer qu’elle satisfait aux trois critères établis par la Cour suprême dans l’arrêt Meiorin [36].

 

Premièrement, il faut démontrer qu’il s’agit d’une norme adoptée dans un but rationnellement lié au travail [37]. En d’autres mots, il doit y avoir un lien objectivement rationnel et légitime entre la politique mise en place et l’exercice des fonctions de l’emploi visé par la politique [38]. La société ne peut pas uniquement se fier sur son intuition pour justifier l’instauration d’une telle politique [39]. Deuxièmement, l’employeur doit croire de bonne foi que la norme adoptée, ici la politique anti-népotisme, est nécessaire pour atteindre ce but rationnellement lié au travail, tel que décrit à l’étape précédente. La société doit sincèrement croire que cette politique est essentielle pour l’exécution efficace du travail [40]. Elle doit également montrer qu’elle n’avait pas l’intention de faire preuve de discrimination envers les membres de la famille des dirigeant.e.s [41]. Troisièmement, il faut prouver, par prépondérance de preuve, qu’il est impossible pour la société de composer avec les employé.e.s qui ont la même caractéristique que la personne visée par la politique sans subir de contrainte excessive [42]. En pratique, la politique sera non discriminatoire si elle permet d’éviter des situations de conflits d’intérêts réels et s’il est impossible pour la société d’offrir à la personne visée, sans faire face à une contrainte excessive, un accommodement raisonnable qui permettrait d’éviter les conflits d’intérêts au sein de la société [43].

 

Ainsi, une politique anti-népotisme qui respecte tous ces critères peut être un remède intéressant pour les dirigeant.e.s désirant éviter les situations de conflits d’intérêts qui peuvent avoir un impact négatif sur leur société.

 

Conclusion

Compte tenu du contexte des sociétés par actions québécoises, où la majorité est constituée d’entreprises familiales [44], les conflits d’intérêts sont omniprésents et inévitables. Les dirigeant.e.s doivent donc apprendre à gérer ces situations, tout en s’assurant de respecter les dispositions législatives applicables.

 

Bien que toutes ces mesures et procédures mises en place afin d’éviter les abus aient un objectif noble, les plus cyniques d’entre nous peuvent se questionner sur leur utilité dans la réalité lorsque l’on est en présence d’une petite entreprise familiale ayant peu de gouvernance. Effectivement, lorsqu’une seule personne occupe les rôles de juge, de jury et de bourreau, comme c’est fréquemment le cas dans les petites et moyennes entreprises, comment peut-on s’attendre à ce que les obligations soient systématiquement respectées à la lettre?


 
 
(1) Nate JONES, « How a Nepo Baby Is Born », New York Magazine, 19 décembre 2022, en ligne : <https://www.vulture.com/article/what-is-a-nepotism-baby.html#_ga=2.116149957.2123880402.1673749126-486068390.1673749125> (consulté le 11 janvier 2023). 
(2) HEC MONTRÉAL, « Familles en affaires | HEC Montréal dévoile la plus vaste enquête sur les entreprises familiales québécoises », 28 janvier 2021, en ligne : <https://www.hec.ca/salle_de_presse/communiques/2021/familles-en-affaires.html> (consulté le 28 janvier 2023). 
(3) Id
(4) Catherine PICHÉ, « Définir, prévenir et sanctionner le conflit d’intérêts », (2013) 47-3 RJTUM 497, 507. 
(5) Id., 508. 
(6) Id.; GOUVERNEMENT DU CANADA, BUREAU DU CONSEIL PRIVÉ, Commission d’enquête sur les faits reliés à des allégations de conflit d’intérêts concernant l’honorable Sinclair M. Stevens, Toronto, La Commission, 1987, p. 38, en ligne : <http://publications.gc.ca/site/fra/9.818251/publication.html> (consulté le 29 janvier 2023). 
(7) C. PICHÉ, préc., note 4, 509; GOUVERNEMENT DU CANADA, BUREAU DU CONSEIL PRIVÉ, préc., note 6, p. 34. 
(8) C. PICHÉ, préc., note 4, 509; GOUVERNEMENT DU CANADA, BUREAU DU CONSEIL PRIVÉ, préc., note 6, p. 34. 
(9) C. PICHÉ, préc., note 4, 508 ; GOUVERNEMENT DU CANADA, BUREAU DU CONSEIL PRIVÉ, préc., note 6, p. 31. 
(10) C. PICHÉ, préc., note 4, 510. 
(11) Michelle CUMYN, « L’encadrement des conflits d’intérêts par le droit commun québécois », dans Association Henri-Capitant, Les conflits d’intérêts, Journées nationales, Lyon 3, t. 17, Paris, Dalloz, 2013, p. 49, aux p. 54 et 56. 
(12) Nicole LACASSE, Droit de l’entreprise, 10e éd., Québec, Narval, 2020, p. 176. 
(13) Stéphane ROUSSEAU, « Les conflits d’intérêts en droit des sociétés canadien et québécois », dans Association Henri-Capitant, Les conflits d’intérêts, Journées nationales, Lyon 3, t. 17, Paris, Dalloz, 2013, p. 113, aux p. 121 et 122. 
(14) Id., p. 123. 
(15) N. LACASSE, préc., note 12. 
(16) Loi sur les sociétés par actions, RLRQ, c. S-31.1, art. 116(2) et 119(1). 
(17) Id., art. 119(2); Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991, art. 322 et 2138. 
(18) Code civil du Québec, préc., note 17, art. 324 et 2138. 
(19) Loi sur les sociétés par actions, préc., note 16, art. 131. 
(20) McAteer c. DevenCroft Development Ltd, [2001] A.J. No. 1481, par. 273 et 358. 
(21) Loi sur les sociétés par actions, préc., note 16, art. 122, 123(1) et 124; Paul MARTEL, La société par actions au Québec. Les aspects juridiques, 50e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2021, par. 23-421. 
(22) Loi sur les sociétés par actions, préc., note 16, art. 127. 
(23) Id., art. 132. 
(24) Loi sur les sociétés par actions, préc., note 16, art. 445 et 450; P. MARTEL, préc., note 21, par. 23-251. 
(25) P. MARTEL, préc., note 21, par. 23-355. 
(26) Loi sur les sociétés par actions, préc., note 16, art. 127; Id., par. 23-356. 
(27) Loi sur les valeurs mobilières, RLRQ, c. V-1.1, art. 68. 
(28) P. MARTEL, préc., note 21, par. 23-357. 
(29) Id., par. 23-359. 
(30) Id
(31) Jean-Yves BRIÈRE, Fernand MORIN, Dominic ROUX et Jean-Pierre VILLAGGI, Le droit de l’emploi au Québec, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2010, no II-13. 
(32) Brossard (Ville) c. Québec (Comm. des droits de la personne), 1988 CSC 7; J.-Y. BRIÈRE et al., préc., note 31. 
(33) Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art. 10. 
(34) J.-Y. BRIÈRE et al., préc., note 31. 
(35) Charte des droits et libertés de la personne, préc., note 33, art. 20. 
(36) Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, 1999 CSC 652; J.-Y. BRIÈRE et al., préc., note 31, no II-8 et II-107. 
(37) Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, préc., note 36, par. 57-59. 
(38) COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, « Exigence professionnelle justifiée », Guide virtuelle : Traitement d’une demande d’accommodement, en ligne : <https://www.cdpdj.qc.ca/fr/formation/accommodement/Pages/html/exigence-professionnelle.html> (consulté le 8 février 2023). 
(39) Id
(40) Daniel LEDUC et Marc TREMBLAY, « Embauche et liens de parenté : favoritisme ou discrimination? », Effectif, volume 5, numéro 1, janvier/février/mars 2002, en ligne : <https://ordrecrha.org/ressources/TBD/2002/10/embauche-et-liens-de-parente-favoritisme-ou-discrimination> (consulté le 12 janvier 2023). 
(41) Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, préc., note 36, par. 60-61. 
(42) Id., par. 62-68. 
(43) D. LEDUC et M. TREMBLAY, préc., note 40. 
(44) HEC MONTRÉAL, préc., note 2. 

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