top of page
tribunal.jpg

Entrevue concernant le Tribunal des droits de la personne

Rédactrice: Anaïs de Yparraguirre

Bien que les bouleversements de l’année 2020 aient placé l’événement dans l’ombre, le Tribunal des droits de la personne a célébré ses trente ans d’existence cette année. Encore méconnu après tant d’années, ce tribunal est pourtant particulier et mérite d’être davantage mis de l’avant : il traite uniquement de questions de droits et de libertés. Le Tribunal est en effet compétent pour entendre et disposer de litiges en matière de discrimination, de harcèlement et d’exploitation interdits par la Charte des droits et libertés de la personne [1]. Afin de faire connaître davantage le Tribunal et pour souligner son trentième anniversaire, j’ai eu l’honneur de converser avec la Présidente du Tribunal, l’honorable Ann-Marie Jones. 

 

Pouvez-vous brièvement nous présenter le contexte de création du Tribunal des droits de la personne ? De quand date ce tribunal ? A-t-il émergé dans un contexte bien précis ?

Il faut se rappeler que la Charte, entrée en vigueur en 1976, prévoyait alors que le mécanisme de protection des droits et libertés se composait uniquement de la Commission des droits de la personne, qui fut fusionnée avec la Commission des droits de la jeunesse en 1995. Les recours introduits par la Commission étaient entendus par les tribunaux de droit commun. À l’époque, le pouvoir de protéger les droits et libertés était restreint par la lenteur et la lourdeur du processus entrepris à la suite du dépôt d’une plainte à la Commission, ou encore par le fait qu’il n’y avait pas vraiment de spécialisation en matière de droits et libertés de la part des tribunaux civils. Pour remédier à cette situation, le Tribunal fut alors créé le 10 décembre 1990 par l’ajout à la Charte des articles 100 et suivants. 

 

Comment détermineriez-vous l’objectif principal de ce tribunal ? En quoi les tribunaux déjà en place étaient-ils insuffisants en ce qui a trait aux droits de la personne ?

En 1988, la Commission des institutions de l’Assemblée nationale a déposé un rapport statuant que les tribunaux civils interprétaient la Charte d’une façon étroite, restrictive, en plus de ne pas avoir de spécialisation en matière de droits de la personne. Ainsi, en instaurant un tribunal spécialisé, les articles 100 et suivants de la Charte sont venus combler ce manque dans le système juridique québécois. Encore aujourd’hui, on peut soulever la Charte devant n’importe quel tribunal, mais au Tribunal des droits de la personne, on traite uniquement de sujets touchant les droits et libertés de la personne, et par conséquent, les juges et les assesseurs doivent démontrer une sensibilisation particulière à ce sujet pour y siéger. 

Le processus de nomination des juges au sein de ce tribunal est-il le même que pour les autres tribunaux ? Autrement dit, les qualifications et l’expérience requises diffèrent-elles de celles qui sont attendues des juges des autres tribunaux ? 

Le processus de nomination est un peu particulier : c’est un processus différent dans la mesure où tout juge qui veut y siéger doit également être juge de la Cour du Québec en même temps. Tout juge intéressé doit faire application pour pouvoir siéger au Tribunal, et il sera nommé sous recommandation de la juge en chef de la Cour du Québec. Plusieurs peuvent postuler : un assesseur qui a accumulé de l’expérience au Tribunal pendant plusieurs années et qui a ensuite été nommé juge à la Cour du Québec, ou encore un juge qui a une maîtrise dans le domaine des droits et libertés, etc. Comme mentionné précédemment, la Charte énonce que les juges nommés au Tribunal doivent avoir « une expérience, une expertise, une sensibilisation et un intérêt marqués en matière des droits et libertés de la personne ». 

 

Œuvrer comme avocat ou avocate dans des domaines qui touchent les droits de la personne au courant de sa carrière avant d’être nommé juge, notamment en travaillant dans des ONG ou en représentant des personnes vulnérables, peut être un bon moyen de se démarquer dans le domaine. Prenez comme exemple mon parcours: j’ai débuté mon cheminement, entre autres, en participant à la rédaction du rapport intitulé La condition des femmes détenues au Québec, pour par la suite, siéger 13 ans en Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec.  ​

Qu’en est-il du rôle de Présidente de ce tribunal ? Quelles responsabilités vous incombent particulièrement en détenant ce rôle ? 

Plusieurs responsabilités m’incombent particulièrement à titre de Présidente. Ce rôle implique d’abord de siéger dans plusieurs dossiers en même temps, autant pour entendre des demandes préliminaires ou incidentes (demandes en rejet, demandes de remise) que pour présider des procès. Je dois également entre autres gérer la fixation des dossiers, voir aux projets du Tribunal, assurer la publication du rapport d’activités, en plus de participer à l’organisation du colloque traitant des droits et libertés tous les deux ans. Évidemment, en raison de la pandémie, le colloque prévu cette année n’a pas eu lieu. Cet événement s’avère cependant très important, car il permet d’éveiller l’intérêt de tous envers les droits et libertés, en plus de sensibiliser la société à des sujets d’actualité tels que les droits des aînés, le profilage et la discrimination. Ces colloques sont aussi une belle occasion de faire connaitre davantage le Tribunal. 

Dans le cadre de ce rôle d’administration, je dois aussi répondre aux questions des juges, coordonner et répartir le travail entre les membres, je dois siéger sur plusieurs comités (comité de liaison avec le Barreau de Montréal, comités de la Cour du Québec), sans oublier que je me dois d’organiser les réunions régulières ainsi que la session de formation annuelle des membres. Bref, être Présidente représente un large éventail de responsabilités administratives en plus du rôle initial de juge.

Le Tribunal des droits de la personne se compose donc d’une Présidente, de juges et d’assesseurs. Quelle est la différence entre les juges et les assesseurs ? Leurs rôles sont-ils différents ?

 

Le Tribunal est effectivement composé d’une Présidente en plus de cinq autres juges. La Présidente est la seule juge à temps plein. Les cinq autres juges sont également juges de la Cour du Québec.

Pour ce qui est des assesseurs, ces derniers œuvrent tous à temps partiel. Le Tribunal en compte présentement dix. Au même titre que les juges, les assesseurs doivent eux aussi démontrer une sensibilisation au sujet des droits et libertés, ainsi qu’une bonne connaissance du Tribunal, des procédures et de la jurisprudence. Ils proviennent de différents milieux, mais ils ont tous un intérêt commun. Par exemple, présentement, Me Daniel Proulx est l’un des assesseurs, et il a déjà été professeur à l’Université de Sherbrooke en matière de droits et libertés. Un autre assesseur, Me Pierre Deschamps, est membre de la Commission des soins de fin de vie. L’un d’eux, Me Pierre Arguin, a été membre du Tribunal administratif du travail. Me Myriam Paris-Boukdjadja, quant à elle, est commissaire à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Encore une fois, tous ont un parcours différent, mais ils ont un intérêt commun pour la protection des droits des personnes vulnérables. 

 

Le Tribunal siège en division de trois membres, soit un juge assisté de deux assesseurs. Pour ce qui est de la différence entre les juges et les assesseurs, essentiellement, le juge est celui qui décide de la demande et signe le jugement. Les assesseurs jouent un rôle d’assistance et de conseil au juge, c’est-à-dire qu’ils participent à l’audience et à la prise de décision. Ils peuvent aussi être appelés à faire des recherches sur un point de droit, toujours en soutien au juge. 

Récemment, y a-t-il des sujets plus récurrents qui se présentent de façon répétitive devant ce tribunal ? Autrement dit, quelles sont les problématiques les plus souvent mises en cause dans les affaires portées devant le Tribunal dans les dernières années ?

 

Dernièrement, le nombre de dossiers a beaucoup augmenté. Les dossiers qui reviennent le plus souvent sont ceux traitant de propos discriminatoires ou de refus d’embauche relié à un handicap, à la discrimination raciale ou encore à l’âge. Les dossiers de profilage, de type politique, social, racial ou basé sur un handicap, sont aussi très fréquents. Certaines problématiques très spécifiques se présentent aussi fréquemment devant le Tribunal, comme l’exploitation des personnes âgées et la restriction de l’accès aux lieux publics pour les personnes handicapées.

En tant que société, on prend de plus en plus conscience de la problématique du profilage racial dans les dernières années. Je profite donc de l’occasion pour aborder avec vous un récent jugement rendu sous votre présidence, soit la décision Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Miller et autres) c. Ville de Montréal (Service de police de la Ville de Montréal)[2]. Dans cette affaire, qui est, ma foi, vraiment d’actualité, on aborde essentiellement une problématique de discrimination fondée sur la race, la couleur, le handicap, la condition sociale et l’état civil. À la suite des récents événements, notamment le décès de George Floyd et le mouvement Black Lives Matter, particulièrement présent aux États-Unis mais incommensurablement applicable ici aussi, je pense qu’il serait pertinent de s’attarder sur la conclusion de ce jugement. Voudriez-vous nous éclairer sur les faits de l’affaire et sur le processus décisionnel qui vous a mené à conclure à la présence de profilage?

Par le biais de cette affaire, le Tribunal s’est prononcé pour la première fois sur une allégation de  profilage fondé à la fois sur la couleur et sur le handicap. Dans le cas en l’espèce, M. Miller, un jeune homme noir, a des problèmes de santé mentale. Les policiers se sont présentés chez lui à la suite d’une plainte de bruit et la situation a rapidement dégénéré. M. Miller, sa mère et sa sœur ont insulté les policiers, et bien que ces derniers aient tenté de converser avec eux, les communications sont demeurées vaines. Les policiers ont ultimement eu recours à un pistolet à impulsion électrique (communément appelé «taser») pour maîtriser M. Miller. Dans la décision traitant de cette situation, le Tribunal a conclu que les services policiers constituent un service offert au public au sens de l’article 12 de la Charte. Par conséquent, les policiers ont le devoir d’adapter leurs interventions à la condition des personnes qui se trouvent devant eux, particulièrement celles qui ont des problèmes de santé mentale, jusqu’à la limite de la contrainte excessive D’ailleurs, des mesures d’adaptation ont dorénavant été mises en place, connues sous le nom des patrouilleurs RIC (réponse en intervention de crise). Essentiellement, ce sont des policiers formés pour intervenir dans de telles circonstances, notamment pour les problématiques de santé mentale, par exemple. 

 

Dans le cas de M. Miller, la demande de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, qui agissait en sa faveur, fut rejetée par le Tribunal. Tout d’abord, il a été conclu que l’intervention des policiers ne découlait pas de profilage discriminatoire, notamment parce qu’ils sont intervenus à la suite d’une plainte de bruit. Ensuite, le Tribunal a conclu que le comportement des policiers ne constituait pas de la discrimination fondée sur les problèmes de santé mentale de M. Miller; les agissements de celui-ci étaient excessifs, d’où la nécessité d’employer la force par les policiers. Ces derniers ont effectué plusieurs tentatives de communication infructueuses avec M. Miller, ce qui explique pourquoi le Tribunal a déterminé que les policiers ont adapté leur intervention à la condition de M. Miller jusqu’à la limite de la  contrainte excessive. Aujourd’hui, en 2021, il existe davantage de moyens d’éviter ce type de situations (par exemple les RIC).  

Récemment, en temps de pandémie, plusieurs ont clamé que les personnes âgées, notamment les personnes en CHSLD, étaient mises de côté. En effet, de par leur statut vulnérable, les personnes âgées subissent forcément plus de discrimination et peuvent, dans une situation de crise comme une pandémie, subir encore davantage les répercussions d’un délaissement sociétal. Les cas de discrimination et d’exploitation envers les personnes âgées sont-ils fréquents devant le Tribunal des droits de la personne ? Croyez-vous qu’un changement de culture s’impose afin de modifier la vision de la vieillesse qu’a la société actuelle ?

Il existe deux volets particulièrement présents lorsqu’il est question de discrimination et d’exploitation envers les personnes âgées. D’abord, plusieurs subissent un préjudice en lien avec la gestion de leur patrimoine. Le Tribunal a toujours considéré que les personnes âgées ont le droit de disposer de leurs biens comme elles l’entendent et de voir leur autonomie respectée, en l’absence d’exploitation. Le vieillissement de la population entraîne une croissance du nombre de personnes qui habitent seules, et l’absence d’une situation sociale et familiale stable peut causer des querelles lorsqu’il est question de la gestion du patrimoine. Par conséquent, de plus en plus de litiges traitant de ce sujet se présentent devant le Tribunal. 

Sans parler forcément de changement de culture, de simples mesures d’adaptation seraient possibles pour éviter ce genre de situation. Tout d’abord, le Curateur public pourrait davantage être sollicité pour aider les personnes âgées vulnérables dans la gestion de leurs biens. De plus, les institutions bancaires pourraient apporter leur contribution en améliorant leurs mécanismes de surveillance afin de protéger le patrimoine de leur clientèle âgée de plus de 65 ans. En remarquant systématiquement un changement drastique dans les transactions bancaires ou dans les états financiers de leurs clients plus âgés, les institutions bancaires pourraient détecter l’existence d’un abus financier subi par ces derniers. L’optimisation de ce type de mesures permettrait de s’assurer que les habitudes bancaires des aînés demeurent fidèles à leur mode de vie habituel. Toutefois, il ne faut pas que ces actions encouragent l’âgisme. 

 

L’autre volet très présent en matière de discrimination ou d’exploitation des personnes âgées est la maltraitance. Il est important de s’assurer que les personnes âgées soient traitées avec dignité et que leurs conditions de vie, notamment d’avoir accès à un bain régulièrement, à des vêtements propres, ainsi qu’à un personnel qualifié et présent, demeurent respectées. Toutefois, ce n’est pas toujours le cas. Particulièrement en temps de COVID-19, le manque de personnel et de protection a fortement aggravé cette problématique, la mettant davantage en évidence.  En définitive, il est crucial de s’assurer que leurs droits et libertés, notamment, leur dignité, soient respectés à tout prix.  

À votre avis, quels sont les plus grands défis auxquels le Tribunal fait face ? La procédure est-elle complexe dans un contexte de recours devant le Tribunal des droits de la personne ? 

Le Tribunal fait effectivement face à plusieurs défis. Premièrement, la Charte a vu le jour en 1976 ; elle a donc près de 45 ans. Le Tribunal demande depuis un certain temps maintenant que la Charte soit mise à jour pour la rendre plus adaptée aux problématiques actuelles auxquelles notre société fait face. 

 

Quant à la procédure, actuellement, la demande introductive d’instance est suivie d’un mémoire, ce qui rend la procédure plus longue et ardue, décourageant ainsi plusieurs justiciables. Il serait souhaitable d’abolir cette obligation prévue à la Charte qu’a le demandeur de déposer un mémoire. L’accès à la justice doit être simplifié lorsqu’il est question de défendre ses droits et libertés. 

 

Un autre défi auquel le Tribunal fait face concerne la discrétion dont la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse peut faire preuve après avoir conclu qu’une plainte est fondée. Tel que prévu à la Charte, toute personne désirant entreprendre un recours devant le Tribunal, parce qu’elle se croit victime de discrimination, de harcèlement ou d’exploitation doit d’abord déposer une plainte auprès de la Commission. Après avoir déterminé la recevabilité de la plainte, la Commission fait enquête. Si elle juge la plainte fondée, la Commission peut soit décider d’agir en demande au bénéfice du plaignant ou exercer sa discrétion de ne pas agir en sa faveur, en vertu de l’article 84 de la Charte, auquel cas ce dernier peut intenter lui-même un recours devant le Tribunal. Depuis peu, la Commission a décidé d’exercer, dans un nombre important de dossiers, sa discrétion de ne pas saisir le Tribunal du litige, ce qui signifie que les plaignants doivent plus souvent se représenter seuls devant le Tribunal. S’ils veulent un avocat, ils doivent être en mesure d’en assumer les honoraires. Il en résulte que beaucoup de justiciables choisissent de ne pas déposer leur recours devant le Tribunal, d’une part, car ils n’ont pas les moyens et d’autre part, parce qu’il est très ardu de se représenter seul. Ils abandonnent donc, pour la plupart, leurs démarches après avoir été informés que la Commission refuse de saisir le Tribunal du litige.

Pour clore cette entrevue, selon vous, quelles qualifications ou qualités sont requises pour qu’un juriste se démarque dans le domaine des droits de la personne ? 

 

D’abord, avoir des connaissances en matière de droits de la personne, notamment en matière de droit à l’égalité, est essentiel dans le domaine. Un juriste doit aussi bien connaître les chartes québécoise et canadienne, en plus de s’intéresser fondamentalement à l’actualité. Il pourrait être pertinent de regarder du côté des ONG aussi, qui ont pour mandat de protéger les intérêts des personnes vulnérables, notamment dans des situations de discrimination en matière de logement, d’embauche, ou d’immigration. Enfin, la qualité la plus importante d’un juriste dans ce domaine est d’avoir un fort intérêt pour les droits et libertés, et de vouloir en assurer le respect. 

Quels conseils donneriez-vous à un futur juriste voulant ultérieurement plaider devant le Tribunal des droits de la personne ?

 

Comme devant tous les tribunaux, la grande préparation est toujours de mise : c’est un atout considérable. Devant le Tribunal en particulier, encore une fois, il est essentiel d’avoir une bonne connaissance de la Charte, de la jurisprudence du Tribunal (tout en s’inspirant de la jurisprudence des autres tribunaux des droits de la personne ailleurs au Canada), et de bien maîtriser le cadre d’analyse applicable aux différentes questions en litige (discrimination, harcèlement, exploitation, etc.). 

La juge Ann-Marie Jones vous invite à consulter le site Internet du Tribunal des droits de la personne (tribunaldesdroitsdelapersonne.ca) pour plus d’informations sur ce sujet. On y retrouve les dernières nominations, les récentes décisions, divers rapports et plus encore. 

 

Malgré les différents domaines étudiés au fil de mes trois années d’étude de droit, il est aisé de confirmer que j’ai énormément appris à propos du Tribunal par le biais de cette entrevue. J’ose espérer que la lecture des échanges entre la Présidente et moi vous a autant fait apprendre, et a peut-être même égayé votre curiosité pour la protection des droits et libertés! 

 

Sources

[1] Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q. c. C-12 (ci-après Charte).

[2] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Miller et autres) c. Ville de Montréal (Service de police de la Ville de Montréal) (SPVM), 2019 QCTDP 31.

bottom of page