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Marteau de juge

La loi 21 en Cour d’appel : des femmes aux premiers rangs

Rédactrice: Léa Mark Guillemette

Nous voici enfin au deuxième volet de la saga de la Loi sur la laïcité de l’État (ci-après « loi 21 ») : la Cour d’appel vient tout juste d’entendre les dix thèmes du dossier et rendra une décision en début 2023 [1].

 

Dix-sept parties ont témoigné et ont rappelé à la Cour les raisons de leur désaccord par rapport à la décision du juge Marc-André Blanchard [2]. On se rappelle qu’en avril dernier, la Cour supérieure avait, en grande partie, confirmé la constitutionnalité de la loi 21 qui interdit au personnel de diverses institutions publiques le port de signes religieux au travail, notamment les juges, les enseignant.e.s et le corps policier [3]. Depuis, plusieurs groupes ont convenu de s’opposer à cette décision. Le gouvernement du Québec en interjette, lui aussi, une partie en appel, soit celle où les commissions scolaires anglophones ont été exemptées de l’application de la loi et où l’interdiction de se couvrir le visage pour les député.e.s de l’Assemblée nationale a été levée (la gloutonnerie ne vous va pas mon cher Legault) [4].

Le premier thème entendu a été celui de la légitimité de l’utilisation de la clause nonobstant pour déroger aux droits et libertés prévus par la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après « Charte canadienne ») [5]. Lors de ce thème, deux groupes sont intervenus conjointement : la Fédération des femmes du Québec (ci-après « FFQ ») et le Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes (ci-après « FAEJ ») [6]. Ces deux organisations féministes souhaitent faire reconnaître l’inconstitutionnalité de la loi 21 sur la base des atteintes portées au droit fondamental d’égalité des genres protégé par l’article 28 de la Charte canadienne [7]. Ce dernier a pour objectif de garantir à tous les genres, de manière égale, les droits et libertés prévus par la Charte canadienne [8].

 

Le FAEJ et la FFQ proposent à la Cour d’appel trois critères d’analyse permettant d’évaluer s’il y a eu violation à l’article 28 de la Charte canadienne, ce qui n’a jamais été vu auparavant [9]. Les deux organismes sont d’avis que l’adoption par la Cour d’appel de ces critères l’amènerait à conclure que la loi 21 porte atteinte au droit à l'égalité des genres prévu à l'article 28 de la Charte candienne [10]. Selon eux, celle-ci génère des impacts discriminatoires disproportionnés sur les femmes musulmanes qui portent le hijab ou le niqab au Québec [11]. En ce sens, le FAEJ et la FFQ souhaitent mettre de l’avant l’intérêt d’adopter une vision intersectionnelle pour l’application de l’article 28 de la Charte canadienne [12]. D’après Mélanie Ederer, la présidente de la FFQ, si les tribunaux n'utilisent pas une telle approche, ils ne pourront contrer adéquatement les atteintes au droit à l'égalité ayant des impacts sur des femmes du Québec [13].

 

Nous avons eu la chance de nous entretenir avec Me Nathalie Léger, porte-parole de cette démarche et membre du FAEJ, qui a pu nous éclairer sur divers enjeux entourant cette intervention conjointe, mais également sur l’argumentation juridique ayant été portée devant la Cour d’appel.

 

Qui êtes-vous, dans quel contexte vous êtes-vous impliquées dans ce litige et quel est votre rôle?

 

Je suis avocate de formation et je suis impliquée dans le litige puisque j’ai déjà travaillé avec le FAEJ. Depuis le début de leur existence, le FAEJ est intervenu dans plus de 500 dossiers devant les cours d’appel et la Cour suprême du Canada. J’étais impliquée sur leur « communauté de cas » pour le dossier Fraser, j’ai donc appris à les connaître [14]. Puis, comme ce dossier-ci était au Québec et fait avec la FFQ, on avait besoin de quelqu’un qui avait une formation juridique pour pouvoir expliquer dans les médias l’essence de l’argument, parce que notre point de vue est très juridique. On avait également besoin de quelqu’un de bilingue pour faire des entrevues dans les deux langues : on m’a ainsi demandé si je voulais être porte-parole et j’ai dit « oui, ça me fait plaisir d’aider »! Donc, je suis le dossier depuis le début. En fait, je le suis depuis l’élaboration de l’argument juridique jusqu’à hier, où j’ai assisté à l’audience à la Cour d’appel sur la fin du premier des dix thèmes qui concernait l’article 33 de la Charte canadienne et les droits fondamentaux, dont l’article 28 de la Charte canadienne, portant sur le droit à l’égalité des femmes [15].

 

Quelles sont les motivations de l’intervention conjointe de la Fédération des femmes du Québec et du Fonds d’action et d’éducation juridique pour les femmes?

 

Nous souhaitons proposer à la Cour un cadre d’interprétation pour l’article 28 de la Charte canadienne qui est un droit fondamental dans la défense du droit des femmes à l’égalité. Cet article a été mis dans la Charte après de longues et fortes luttes de la part des femmes pour s’assurer que leur droit à l’égalité ne puisse pas être tassé ou mis de côté par la clause dérogatoire. Il y a aussi peu de cas juridiques où une vraie analyse de l’article 28 de la Charte canadienne se pose et monte jusqu’à la Cour d’appel. On avait suivi le dossier en première instance, mais le FAEJ n’agit presque jamais en première instance puisqu’il a pour politique d’intervenir seulement dans les dossiers en appel et en Cour suprême. Quand nous avons vu que l’affaire allait en Cour d’appel et que nous avions un test à proposer à la Cour, nous nous sommes dit.e.s que ça allait être une excellente façon de faire avancer le droit à l’égalité des femmes, ce qui est d’ailleurs le mandat du FAEJ au sens large et un des mandats de la FFQ aussi.

 

Le FAEJ et la FFQ présenteront pour la première fois à la Cour d’appel trois critères d’analyse permettant de déterminer si l’article 28 de la Charte canadienne a été enfreint. Quelles sont les bases qui ont permis d’établir ce test?

 

Il y a différents éléments et ce n’est pas exclusivement nous qui les avons portés devant la Cour. Il y a aussi la commission scolaire English-Montréal (CSEM) qui a fait une partie sur l’article 28 de la Charte canadienne16. La première base est l’importance historique de cet article : la manière dont il a été introduit dans la Charte canadienne et la raison expliquant son entrée dans la Constitution. Ensuite, c’est un article qu’on suit au niveau juridique, pour ceux et celles qui font du droit féministe, parce qu’il pourrait être super important pour la défense du droit à l’égalité des femmes. Il n’a pas été utilisé très souvent; on attendait vraiment un débat pour le mettre de l’avant [16]. Donc, la base historique de la lutte des femmes en est une première.

 

La deuxième base de notre analyse est tout simplement le fait qu’il faut donner un sens à cet article. Dans la communauté juridique, on connaît tous et toutes la règle de base en droit : le législateur ne parle pas pour ne rien dire; il faut qu’il y ait une utilité à l’article. À notre avis, en enlevant le droit à l’égalité, le gouvernement rendrait l’article 28 de la Charte canadienne inutile, ce qui serait illogique. Nous soutenons aussi que cet article sert de rempart dans les cas où le gouvernement décide de déroger au droit à l’égalité prévu à l’article 15 de la Charte canadienne. Dans ces circonstances, l’article 28 de la Charte canadienne vient alors dire : « non, non, tu ne peux pas faire ça, tu ne peux pas enlever le droit à l’égalité parce que, indépendamment de tout autre article de la Charte (ce qui est le début de l’article 28 de la Charte canadienne), il faut que tu garantisses la jouissance des droits de la même façon à tout le monde ».

 

Ça nous amène à la troisième base qui est une analogie avec l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après « Charte québécoise »), qui fonctionne légèrement différemment de l’article 15 de la Charte canadienne [17]. En fait, nous proposons un test, avec lequel English-Montréal est en accord, qui est beaucoup plus proche du raisonnement derrière l’article 10 de la Charte québécoise que celui de l’article 15 de la Charte canadienne, en ce sens qu’il vient s’appliquer même s’il n’y a pas de violation sous-jacente du droit qui est protégé. Ainsi, même si on n’a pas de violation du droit à l’égalité prévu par l’article 15 de la Charte canadienne parce que, par exemple, ce dernier a été suspendu le temps de l’application de l’article 33 de la Charte canadienne, la garantie prévue à l’article 28 de la Charte canadienne peut quand même s’appliquer puisqu’on n'a pas besoin de prouver une violation sous-jacente, soit exactement de la même manière dont s’applique le test de l’article 10 de la Charte québécoise. Quand on regarde la façon dont le texte est rédigé, la façon dont les conventions internationales ont été composées et comment tout cela a été repris dans l’article 10 de la Charte québécoise, le raisonnement derrière le test de l’article 28 de la Charte canadienne se doit d’être plus proche de celui de l’article 10 de la Charte québécoise que de celui de l’article 15 de la Charte canadienne. En plus, ce serait un peu étrange qu’à deux endroits différents dans la Charte canadienne, on retrouve exactement le même test.

 

Nous apportons aussi quelque chose de plus : nous mettons de l’avant le fait que cette analyse prône une intersectionnalité, car elle vise à assurer qu’il y a à la fois un droit protégé par la Charte qui doit être mis en exercice en plus du droit à l’égalité. Donc, on a nécessairement deux droits garantis qui s’entremêlent avec les difficultés et les violations possibles qui sont propres à ces deux droits-là et qui, souvent, comportent des bases multiples de discrimination. Dans le cas des femmes musulmanes, on a le fait d’être une femme, qui est la discrimination fondée sur le sexe, et on a la liberté de religion, qui est le deuxième droit atteint. Donc, on a déjà des droits et des motifs de discrimination qui viennent se grouper, et l’article 28 de la Charte canadienne est particulièrement utile dans ces cas-là, car il prévoit une analyse qui rend possible la considération de différents éléments et qui permet même de les mettre ensemble pour protéger le droit à l’égalité.

 

Vous mentionnez dans votre argumentaire qu’il est question d’égalité réelle et non d’égalité formelle dans l’article 28 de la Charte canadienne. Quelle est la différence entre ces deux types d’égalité? Pourquoi peut-on assumer qu’il est bel et bien question d’égalité réelle dans cette disposition particulière?

 

On peut assumer qu’il est vraiment question d’égalité réelle lorsqu’on voit comment l’article 28 de la Charte canadienne a été introduit; lorsqu’on se penche sur la lutte que les femmes ont faite pour obtenir cet article-là. Les femmes ont été révoltées lorsqu’elles ont vu la première version de l’article 15 de la Charte canadienne parce qu’il était très près de celui qui existait avant dans la Déclaration canadienne des droits [18]. Cette disposition avait souvent été interprétée de façon tout à fait formaliste et restreinte dans certaines affaires célèbres comme Lavell et Bliss [19]. Ces dossiers sont venus dire : « bien non, il ne peut pas s’agir de discrimination, car il y a seulement des femmes qui peuvent être enceintes » … Là, j’ai envie de dire : « attends, je pense que tu as oublié un bout de l’analyse » (rires)!

 

On peut aussi affirmer qu’il est question d’égalité réelle dans l’article parce que la norme d’égalité, qui veut être protégée et qui est protégée par la Charte canadienne, est réitérée dans toutes les décisions de la Charte, même dans la décision R. c. Sharma qui est sortie la semaine dernière, de manière à dire que c’est l’égalité réelle qu’on doit protéger de nos jours [20]. C’est important parce que l’égalité formelle, c’est une égalité de façade en fait. L’égalité formelle, c’est traiter ceux et celles qui sont pareil.le.s de la même façon, mais on sait depuis longtemps que ce n’est pas ça, la vraie égalité. Pour faire la différence entre l’égalité formelle et l’égalité réelle, je fais toujours un parallèle avec le dessin qui se promène sur Facebook où tu vois trois personnes : un petit enfant, un préadolescent et un adulte qui sont sur des caisses de même taille et qui essaient de regarder le match de baseball au-dessus d’une clôture. C’est exactement ça, l’égalité formelle! Il faut plutôt traiter les gens d’une façon qui va répondre réellement à leurs besoins et à leurs capacités que de traiter tout le monde également. Il est facile de dire : « je vous traite tous et toutes de manière égale; je vous donne tous et toutes la même chose ». La manière dont certains vieux jugements l’ont amené, c’était de dire qu’on interdit à tout le monde de voler du pain! Par contre, il y a seulement ceux et celles qui ont vraiment faim et qui n’ont pas d’argent qui vont voler du pain ; les riches n’ont pas besoin de voler du pain. Donc, il s’agit vraiment de traiter les gens selon leurs besoins réels.

 

On peut aussi se rappeler que l’idée derrière l’article 28 de la Charte canadienne est de garantir la pleine réalisation des droits et libertés prévus dans la Charte canadienne. Ce serait un peu bizarre que l’article 15 de la Charte canadienne prévoie une norme claire d’égalité réelle, mais que l’article 28 de la même charte prévoie seulement une égalité formelle pour les autres droits : cela n’aurait pas de sens, en fait.

 

Pourquoi est-il important d’apporter devant la Cour la notion d’intersectionnalité, de discrimination intersectionnelle?

 

C’est important justement en lien avec l’égalité réelle. Dans la lutte contre les pires formes de discrimination, on sait que l’impact d’une discrimination va être amplifié en présence de plus d’un motif de discrimination. Par exemple, une femme noire handicapée lesbienne va être beaucoup plus discriminée que seulement une femme noire ou seulement une femme handicapée ou seulement une femme lesbienne; l’impact total va être plus important. Donc, en amenant le concept d’intersectionnalité à la Cour, dans ce contexte-là ou dans d’autres contextes, on sensibilise la Cour et on oblige les juges à regarder le contexte global. Si tu ne tiens pas compte de l’intersectionnalité, tu ne regardes qu’une partie des motifs. Dans ce cas-ci en particulier, on peut voir, et on revient à la description même de l’article 28 de la Charte canadienne, qu’il touche nécessairement à plusieurs motifs ou à plusieurs droits fondamentaux, soit le droit à l’égalité et un autre. Il est primordial qu’on s’assure que ces droits et libertés puissent s’exercer en conjonction les uns avec les autres. Une autre façon d’expliquer le test, c’est de s’imaginer qu’on ajoute à la fin de chaque droit et liberté « et celui-ci est garanti de façon égale aux hommes et aux femmes ». C’est dans ce sens-là aussi qu’on voit l’article 28 de la Charte canadienne comme étant intersectionnel.

 

Est-ce que l’article 28 de la Charte canadienne est une disposition indépendante, en ce sens qu’elle possède une autonomie par rapport aux autres articles de la Charte canadienne?

 

En fait, c’est le grand débat que la Cour aura à trancher et c’est un débat qui est vraiment difficile à départager : on ne peut se le cacher. À notre avis, il a nécessairement une vie indépendante, car sa rédaction commence de cette manière : « Indépendamment des autres dispositions de la présente charte […] » [21]. En plus, l’ensemble des intervenant.e.s sont venu.e.s dire : « oui, il faut garder le texte comme ça, c’est super important ». Ainsi, par définition, il doit avoir une autonomie, une vie indépendante. Ce qui nous amène à la question : « est-ce que c’est substantif ou simplement interprétatif? ». Plusieurs de ceux et celles qui défendent la loi 21 viennent plaider que l’article 28 de la Charte canadienne ne sert qu’à interpréter, à donner une portée un peu plus forte à l’article 15 de la Charte canadienne, puisqu’il ne sert qu’à rajouter des bretelles à une ceinture. De notre côté, il est clair que, dans une charte des droits et libertés, on ne rajoute pas de bretelles : on donne de vrais droits, on donne un objet normatif, et l’article 28 de la Charte canadienne a une portée normative, car il sert de rempart à l’utilisation de l’article 33 de la Charte canadienne. C’est certain que dans un cas bien ordinaire où on a trouvé une violation sous l’article 15 de la Charte canadienne, l’article 28 de la Charte canadienne n’est pas nécessaire en plus; on l’a déjà trouvée sous l’article 15 Charte canadienne. Mais dans le cas présent, l’objectif de l’article 28 de la Charte canadienne était, entre autres, de contrer l’article 33 de la Charte canadienne.

 

Il y a eu aussi toute une question dans l’historique de la Charte canadienne, et English-Montréal le couvre mieux que nous (c’était leur partie), où les femmes auraient aimé que l’article 28 de la Charte canadienne soit intégré à l’article 1 de la Charte canadienne comme étant une limite intrinsèque au test de la justification. En fait, on tombe alors dans l’historique et dans les négociations constitutionnelles ayant eu lieu, mais finalement l’article a été intégré autrement. Néanmoins, il s’agit quand même d’une garantie : les femmes ont voulu et ont obtenu une garantie. Il y a eu tout un tollé lorsque le législateur a, au début, intégré la clause nonobstant dans la Charte canadienne. À l’origine, cet article visait les articles 2 et 7 à 15 et 28 de la Charte canadienne. Puis, il y a eu des modifications, des discussions qui ont eu lieu pour que ce soient les articles 2 à 15 ou 2 et 7 à 15, mais pas l’article 28 de la Charte canadienne. Il faut que ces démêlés aient une importance et cet argument a d’ailleurs été plaidé hier. Oui, les débats législatifs n’ont qu’une valeur relative, mais lorsqu’on interprète la Charte canadienne et qu’on a une réelle ambiguïté, on peut y retourner. Donc, pour nous, c’est clair qu’il faut une véritable utilisation normative de l’article 28 Charte canadienne. Sinon, honnêtement, il ne sert pas à grand-chose.

 

Vous avez déjà un peu touché le sujet dans la question précédente en soulevant la présence d’une dimension substantielle, mais pourquoi est-il important de ne pas limiter l’article 28 de la Charte canadienne à une fonction interprétative?

 

En fait, nous plaidons que l’article 28 de la Charte canadienne est à double portée. Donc, oui, il possède une fonction interprétative où on ajoute à chaque article « et celui-ci est garanti de façon égale aux hommes et aux femmes », mais il possède aussi une fonction normative de rempart contre l’utilisation de l’article 33 de la Charte canadienne dans les cas spécifiques de discrimination fondée sur le sexe. On ne peut pas limiter l’article 28 de la Charte canadienne à une fonction interprétative. Sinon, il perd son utilité et sa raison d’être : les débats historiques que j’ai mentionnés plus tôt le prouvent. Nous ne disons pas que le gouvernement ne peut jamais utiliser l’article 33 de la Charte canadienne. Nous disons qu’à cause de l’article 28 de la Charte canadienne et de sa fonction normative, il ne peut jamais discriminer sur la base du sexe.

 

Marie-Claude Girard, directrice retraitée de la Commission canadienne des droits de la personne, a écrit lundi dernier dans Le Devoir que le FAEJ et la FFQ : « ne reconnaissent pas qu’un vêtement ou un signe religieux, porté par une personne qui constitue un modèle et une figure d’autorité auprès des jeunes, s’avère du prosélytisme passif, peu importent les intentions de celles qui le portent. Elles ferment également les yeux sur le caractère résolument sexiste du voile tant au niveau social que des valeurs qu’il véhicule » [22]. Elle affirme aussi qu’une approche intersectionnelle « conforte l’emprise du patriarcat religieux » et freine l’avancée à l’ « égalité réelle entre les femmes et les hommes de toutes origines » [23]. La mention du caractère sexiste du voile a également été faite par le Mouvement Laïque Québécois (MLQ) et par le groupe Pour les droits des femmes du Québec (PDF) [24]. Que leur répondez-vous?

 

Premièrement, pour nous, c’est l’inverse. Pour nous, adopter l’approche intersectionnelle démontre le fait que plusieurs facteurs vont contribuer à une discrimination plus grande, parfois non voulue et parfois voulue par les gouvernements. Dans ce cas-ci, on sait pertinemment, et la preuve l’a démontré, que ce sont les femmes voilées uniquement qui sont discriminées. Il n’y a aucun homme qui a été mis à pied ou qui s’est vu refuser un emploi parce qu’il portait un signe religieux. Ce qu’on visait et ce qui a été l’élément de discrimination, ce sont les femmes musulmanes portant le voile. Nous nous battons pour que les femmes portant le voile puissent enseigner puisque c’est beaucoup de ça qu’il est question. Donc, je ne vois pas en quoi notre approche nie le droit à l’égalité : ça, c’est mon premier réflexe.

 

Mon deuxième réflexe, c’est qu’on a une vision différente de l’agentivité, de la capacité des femmes à prendre leurs propres décisions. Dans ce débat-là, le débat avec PDF et MLQ, c’est beaucoup une question de « est-ce que je me fais imposer le voile ou est-ce que je choisis de porter le voile? » et c’est là que l’angle d’analyse est différent entre nous deux. Nous, on veut et on doit reconnaître aux femmes en tout temps la capacité de prendre leurs propres décisions; c’est en fait beaucoup plus patriarcal et paternaliste de venir dire que « non, mais toi, on sait que tu te le fais imposer, donc on doit te défendre, pauvre petite ». En même temps, il faut faire attention parce que, pour nous, ce débat à la Cour d’appel, celui dont il est question ici maintenant, va beaucoup plus loin que ça. On aurait défendu l’article 28 de la Charte canadienne s’il avait été question de femmes chrétiennes empêchées de porter une croix ou s’il avait été question de femmes hindoues empêchées de porter le bindi : ce n’est pas la nature de la religion qui est importante pour nous, c’est le fait que ça nous permette de faire avancer le droit à l’égalité de toutes les femmes. Est-ce qu’il y a des religions qui sont sexistes? C’est possible, probablement. Est-ce que c’est notre rôle, comme le FAEJ et la FFQ, d’annuler le sexisme des religions? Je pense qu’on a un objectif plus humble que d’enrayer la discrimination au sens large dans les religions du monde (rires)!

 

Il faut aussi bien comprendre que, lors des plaidoiries, MLQ a essentiellement plaidé, pas pour la liberté de la femme de choisir, mais pour le droit des parents de choisir si leur enfant est exposé ou non à des symboles religieux : c’est ça le cœur de leur argumentation. Donc, leur argument juridique n’est pas aussi étoffé que le nôtre sur comment on résout le problème qui est devant nous à l’heure actuelle. Notre objectif est de faire avancer le droit à l’égalité de toutes les femmes. Donc, oui, nous sommes aujourd’hui dans un dossier où il est question de liberté de religion, de liberté de conscience ou de liberté d’expression conjuguée à un droit à l’égalité : on peut le voir de différentes façons. Toutefois, peu importe la cause, notre objectif principal reste toujours de faire valoir le droit à l’égalité des femmes.

 

Qu’est-ce que vous espérez de la suite de la décision, qu’est-ce qui est le plus important pour vous?

 

Bien, ce qu’on espère, c’est que le banc des trois juges adopte notre approche, notre test pour utiliser l’article 28 de la Charte canadienne et reconnaisse l’importance de l’article 28 dans la Charte canadienne et du droit à l’égalité. Nous espérons aussi que la magistrature reconnaisse que l’article 33 de la Charte canadienne, la clause nonobstant, ne peut pas être utilisé pour nier le droit des femmes à l’égalité. Cependant, on sait tous et toutes que la décision va aller en Cour suprême; donc, on va continuer le débat en Cour suprême. J’espère que la Cour d’appel va rendre une décision assez étoffée pour que la Cour suprême ait des motifs intéressants à analyser. On voit que les juges essaient vraiment, notamment dans les questions qu’ils ont posées, de démêler les différents nœuds juridiques sur l’interconnectivité entre les articles 28 et 33 de la Charte canadienne : comment ils s’appliquent avec d’autres articles de la Charte, comment tout ça s’entrelace. On voit qu’ils vont vraiment essayer de faire une belle analyse. Cependant, il pourrait aussi être tentant d’escamoter certains pans de l’analyse en disant : « ça, on n’a pas besoin d’analyser là-dessus parce qu’on juge telle affaire ». On espère qu’ils ne le feront pas pour qu’on soit en mesure d’avoir une bonne base pour monter à la Cour suprême.

 

Conclusion

 

Nous remercions chaleureusement Me Nathalie Léger d’avoir non seulement peint un excellent portrait de l’argumentation des deux organisations féministes, mais également des enjeux entourant cette intervention. Le FAEJ et la FFQ ont apporté des arguments juridiques novateurs devant la Cour d’appel, notamment en ce qui concerne la notion d’intersectionnalité et l’introduction d’un test pour l’article 28 de la Charte canadienne. Est-ce que la Cour y sera réceptive? Et à quel camp se ralliera-t-elle pour trancher la question du droit à l’égalité : penchera-t-elle du côté de la Fédération des femmes du Québec ou plutôt de celui du groupe Pour le droit des femmes?

 

Il est également intéressant de remarquer que de plus en plus d’études sont faites sur le sujet, et donc, que celles-ci peuvent apporter de nouvelles perspectives. D’ailleurs, un sondage datant de juin dernier produit par l’Association des études canadiennes a démantelé plusieurs arguments souvent utilisés pour défendre la loi 21, dont celui qui prétend faire de cette dernière une loi favorisant l’égalité des genres [25]. En s’intéressant à l’écart dans les appuis à la loi 21 selon le genre, l’enquête découvre que les femmes québécoises sont plus nombreuses à trouver que la loi est discriminatoire envers les femmes, que les femmes sont plus touchées par cette mesure législative et que la loi divise les Québécois et Québécoises [26]. Ah oui, « moins appuyée par les femmes que par les hommes » : il s’agit toujours de la première caractéristique d’une loi profondément féministe… Ne vous en faites pas, chères consœurs, il est bien connu que les femmes savent moins bien discerner que les hommes ce qui est bon pour elles.

 

Dans tous les cas, il est évident que la discussion entourant la Loi sur la laïcité de l’État ne se termine pas ici. Les jours de plaidoiries sont peut-être maintenant finis, mais les débats, eux, sont loin d’avoir été épuisés.

 

Bref, gardons nos doigts croisés jusqu’en 2023.

Sources

 

(1) Loi sur la laïcité de l’État, RLRQ, c. L-0.3; COUR D'APPEL DU QUÉBEC, Accès audio à l’audition des dossiers sur la constitutionnalité de la Loi 21, 31 octobre 2022, en ligne : <https://courdappelduquebec.ca/actualites/detail/acces-audio-a-laudition-des-dossiers-sur-la-constitutionnalite-de-la-loi-21/> (consulté le 8 novembre 2022).

 

(2) Pierre SAINT-ARNAUD, « La loi 21 débattue devant la Cour d’appel dès lundi », La Presse, 7 novembre 2022, en ligne : <https://www.lapresse.ca/actualites/justice-et-faits-divers/2022-11-07/laicite/la-loi-21-debattue-devant-la-cour-d-appel-des-lundi.php> (consulté le 8 novembre 2022).

 

(3) Hak c. Procureur général du Québec, 2021 QCCS 1466, par. 4.

 

(4) P. SAINT-ARNAUD, préc., note 2.

 

(5) Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)]; Stéphanie MARIN, « Des opposants à la loi 21 s’attaquent au bouclier de la clause dérogatoire », Le Devoir, 8 novembre 2022, en ligne : <https://www.ledevoir.com/societe/justice/769840/des-opposants-a-la-loi-21-s-attaquent-au-bouclier-de-la-clause-derogatoire> (consulté le 8 novembre 2022).

 

(6) FONDS D’ACTION ET D’ÉDUCATION JURIDIQUE POUR LES FEMMES, Atteinte à l’égalité des genres : FAEJ et la Fédération des femmes du Québec en Cour d’appel, 8 novembre 2022, en ligne : <https://www.leaf.ca/fr/news/leaf-et-la-ffq-font-valoir-a-la-cour-dappel-du-quebec-que-la-loi-21-porte-atteinte-au-droit-constitutionnel-a-legalite-entre-les-genres/> (consulté le 8 novembre 2022).

 

(7) Charte canadienne des droits et libertés, préc., note 5, art. 28.

 

(8) Id.

 

(9) FONDS D’ACTION ET D’ÉDUCATION JURIDIQUE POUR LES FEMMES ET FÉDÉRATION DES FEMMES DU QUÉBEC, Argumentation des Intervenantes, 8 novembre 2022, en ligne : <https://www.leaf.ca/wp-content/uploads/2022/04/59-9550-Argumentation-final-FFQ-FAEJ.pdf> (consulté le 8 novembre 2022), par. 35.

 

(10) Id., par. 59.

 

(11) Id., par. 7.

   

(12) Id., par. 18.

 

(13) FONDS D’ACTION ET D’ÉDUCATION JURIDIQUE POUR LES FEMMES, préc., note 6.

 

(14) Fraser c. Canada (Procureur général), 2020 CSC 28. Cette affaire concernait l'égalité d'accès aux pensions pour les femmes agentes de la GRC exerçant des responsabilités de prestation de soins. Le FAEJ est intervenu devant la Cour suprême du Canada.

 

(15) L’entrevue s’est déroulée le 9 novembre 2022; Charte canadienne des droits et libertés, préc., note 5, art. 33.

 

(16) La commission scolaire English-Montréal est la plus grande commission scolaire publique anglophone du Québec. Elle a choisi de porter la cause en appel, même si la Cour supérieure lui a donné en partie raison. Son président, Joe Ortona, voit la loi 21 comme une loi discriminatoire qui vise les femmes musulmanes (voir l’article cité à la note 2).

(17) Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C -12.

(18) Déclaration canadienne des droits, S.C. 1960, c. 44.

(19) Procureur général du Canada c. Lavell, [1974] R.C.S. 1349 (Lavell alléguait que l'article contesté était discriminatoire en vertu de la Déclaration canadienne des droits en ce qu'il privait les femmes autochtones de leur statut « indien » en raison de leur choix d'épouser un allochtone, mais qu'une telle privation de statut n'aurait pas eu lieu si elles avaient plutôt épousé un autochtone possédant le statut « d'Indien ». Le pourvoi a été rejeté.); Bliss c. Le Procureur Général du Canada, [1979] 1 R.C.S. 183 (Dans cette affaire, il était question de prestations d’assurance-chômage. Il a été plaidé que la disposition prévoyant le chômage causé par la grossesse ouvrait la porte à une discrimination fondée sur le sexe et, par conséquent, restreint le droit de tous les prestataires à l’égalité devant l’assurance-chômage. Le pourvoi a été rejeté.).

(20) R. c. Sharma, 2022 CSC 39. Cette affaire mettait en cause l’article 15 de la Charte canadienne. Mme Sharma souhaitait démontrer que les dispositions contestées du Code criminel créaient un effet disproportionné sur les délinquant.e.s autochtones par rapport aux délinquant.e.s non autochtones, ou qu’elles contribuaient à un tel effet. Les juges majoritaires ont déclaré qu’il n’y avait eu aucune violation de l’article 15 de la Charte canadienne.

(21) Charte canadienne des droits et libertés, préc., note 5, art. 28.

 

(22) Marie-Claude GIRARD, « Le choc des approches universaliste et intersectionnelle », Le Devoir, 7 novembre 2022, en ligne : <https://www.ledevoir.com/opinion/idees/769722/idees-le-choc-des-approches-universaliste-et-intersectionnelle> (consulté le 7 novembre 2022).

 

(23) Id.

 

(24) Hak c. Procureur général du Québec, préc., note 3, par. 803-804.

 

(25) ASSOCIATION D'ÉTUDES CANADIENNES, La Loi 21 : Discours, perceptions et impacts, mai-juin 2022, en ligne : <https://acs-metropolis.ca/wp-content/uploads/2022/08/Rapport_Sondage-Loi-21_AEC_Leger-12.pdf> (consulté le 8 novembre 2022). Produite en collaboration avec SurveyMonkey et la firme de sondage Léger, cette étude a été menée auprès de 1 828 adultes québécois, dont 632 musulmans, 165 juifs et 54 sikhs. Léger a utilisé les données de Statistique Canada pour que l’échantillon sondé soit représentatif de la population étudiée.

 

(26) Id.

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