top of page
FLORENCEGRAVEL.jpg

PL 83 : Et si le sauvetage du réseau de santé public devenait la tâche des étudiants?

Rédigé par Florence Gravel

Les conditions de travail sont éprouvantes, les effectifs médicaux peinent à répondre à la demande et les listes d’attente sont interminables [1]. Ces enjeux illustrent bien la situation dans laquelle se trouve actuellement le système de santé public québécois qui, disons-le, fait face à de nombreux défis [2]. C’est dans ce contexte qu’une pluralité de médecins fraîchement diplômés décide de se tourner vers le réseau de santé privé, attirée par des conditions de travail plus avantageuses, dont une flexibilité d’emploi accrue et une rémunération plus intéressante [3].

 

Dans l’espoir de contrer cette tendance, le ministre de la Santé, Christian Dubé, a déposé, en 2024, le projet de loi no 83 à l’Assemblée nationale. Ce projet de loi, qui constitue une esquisse de la Loi favorisant l’exercice de la médecine au sein du réseau public de la santé et des services sociaux, se trouve présentement au stade de l’étude détaillée en commission [4].

 

Quelques statistiques…

 

Le gouvernement caquiste a dénoncé à de multiples reprises la pénurie de médecins dans le système de santé public [5]. Il attribue cette pénurie, entre autres, à l’exode des médecins vers le réseau de santé privé et au fait que de nombreux diplômés en médecine quittent le Québec une fois leurs études terminées pour entamer leur carrière dans une autre province [6].

 

À ce sujet, le gouvernement Legault avait même envisagé, par le passé, d’obliger les médecins ayant obtenu leur diplôme au Québec à rembourser les frais de scolarité assumés par l’État s’ils décidaient d’aller travailler ailleurs [7]. Or, il n’a jamais mené son projet à terme, en partie parce qu’il s’interrogeait sur sa constitutionnalité, plusieurs soupçonnant qu’il porterait atteinte à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés s’il venait à être mis en application [8].

 

Le fait que le réseau public québécois ne compte pas suffisamment de médecins et qu’un nombre croissant d’entre eux choisissent de travailler dans le secteur privé ou dans une autre province n’est pas contesté [9]. Les statistiques suivantes suffisent à établir que les préoccupations du premier ministre québécois et de son gouvernement sont fondées.

 

Au 31 décembre 2024, le Québec comptait 23 296 médecins actifs [10]. Sur ce nombre, plus de 800 œuvraient au sein du réseau privé [11]. Bien que ce chiffre puisse sembler minime à première vue, il devient préoccupant lorsqu’il est comparé avec le nombre de médecins exerçant leur métier au privé dans les autres provinces canadiennes. À titre indicatif, l’Ontario ne compte que 14 médecins travaillant exclusivement au privé [12].

 

De surcroît, un nombre alarmant de jeunes médecins quittent le Québec après leurs études, leur diplôme en main. De fait, ce nombre s’élèverait à 16 % des diplômés en médecine [13]. 

 

Cela dit, il est à noter qu’une proportion importante des étudiants qui quittent le Québec après leurs études proviennent de l’Université McGill [14]. Ceci peut être expliqué par le fait qu’un nombre appréciable d’étudiants de cet établissement sont bilingues, voire anglophones, et préfèrent conséquemment aller travailler dans une province où l’anglais est parlé de manière plus courante, question de faciliter leur intégration sur le marché du travail [15].

 

À la lumière de ces statistiques, il n’est pas surprenant qu’un projet de loi comme le PL 83 ait vu le jour.

 

Les grandes lignes de ce projet de loi

 

L’objectif de ce projet de loi est fort simple : accroître le nombre de médecins œuvrant dans le système de santé public [16]. Pour y parvenir, il prévoit la modification de certaines lois existantes, dont la Loi sur l’assurance maladie et la Loi sur la gouvernance du système de santé et de services sociaux.

 

D’abord, ce projet de loi vise la modification de la Loi sur l’assurance maladie. En effet, ce projet propose d’obliger les jeunes médecins, une fois leurs études complétées, à travailler dans le système de santé public, et ce, pour une durée minimale de cinq ans [17]. Cette modification consiste en réalité à introduire une nouvelle infraction pénale, car, à défaut de respecter cette obligation, une sanction sous forme d’amende variant entre 20 000 $ et 100 000 $ serait imposée [18]. En cas de récidive, c’est-à-dire si le jeune médecin manquait à nouveau à son obligation de travailler au public durant les cinq premières années de sa carrière, la sanction pourrait être doublée, allant de 40 000 $ à 200 000 $ [19]. Ces montants sont significatifs, surtout lorsqu’on tient compte du fait que les études en médecine entraînent généralement un endettement important [20].

 

Ce projet de loi vient également modifier la Loi sur la gouvernance du système de santé et de services sociaux. Effectivement, le PL 83 prévoit la possibilité pour le gouvernement d’exiger d’un étudiant, au début de sa formation en médecine, une signature qui l’obligerait à se livrer à l’exercice de sa profession au Québec [21]. Cette signature pourrait aussi être demandée aux étudiants qui effectuent leur résidence dans la belle province [22]. La durée de l’engagement ainsi que les modalités de ce dernier seraient décidées au moment de la signature de l’entente [23]. Enfin, le non-respect de cet engagement se traduirait, encore une fois, par une sanction pénale [24].

 

Un projet de loi controversé

 

Comme plusieurs projets de loi, le PL 83 est loin de faire l’unanimité. Voici quelques opinions divergentes de différents acteurs de la société.

 

D’entrée de jeu, le Collège des médecins se montre favorable au projet de loi no 83, quoiqu’il propose certaines recommandations ayant pour but de le modifier [25]. En ce sens, l’ordre professionnel des médecins québécois revendique, dans un premier temps, l’arrêt de la privatisation de la santé [26]. Le Collège des médecins propose ainsi de retirer le statut de médecin non participant applicable à la Loi sur l’assurance maladie, similairement à ce qu’a déjà fait l’Ontario, ce qui explique le nombre peu élevé de médecins exerçant au privé dans la province [27]. Additionnellement, au cas où cette première proposition ne serait pas retenue, le Collège recommande, entre autres, d’éliminer l’écart existant entre la rémunération des médecins du public et du privé pour des actes équivalents [28].

 

À l’inverse, la Fédération médicale étudiante du Québec (FMEQ) considère que le PL 83 n’aurait pas l’effet souhaité par le gouvernement et ne parviendrait donc pas à encourager efficacement l’exercice de la médecine au public [29]. De fait, elle demande même l’abandon de ce projet de loi [30]. La FMEQ énonce que, même si les données concernant l’exode des médecins au privé demeurent difficiles à obtenir, les étudiants en médecine choisissent encore majoritairement de travailler dans la sphère publique [31]. De plus, la FMEQ s’oppose à l’article 6 du PL 83, qui prévoit qu’il est possible d’obliger un étudiant, après ses études, à travailler au Québec par le biais d’une entente [32]. En effet, ils affirment que le manque d’expérience des étudiants au moment de la signature ne leur permet pas de s’engager en toute connaissance de cause [33].

 

Le regroupement Médecins québécois pour le régime public (MQRP) estime que le projet de loi en lui-même, est insuffisant [34]. À l’instar de la FMEQ, il juge inadéquat de faire reposer sur les étudiants la responsabilité d’augmenter le nombre de médecins dans le réseau public [35]. À leur avis, un effort collectif est plutôt de mise [36].  D’après leurs propos, le projet de loi no 83 ne serait qu’une manière déguisée pour le gouvernement de donner l’illusion d’agir pour régler la situation actuelle, et ce, sans réellement y mettre les efforts requis [37]. Néanmoins, le groupe MQRP reconnait que ce projet de loi pourrait avoir des effets positifs sur le réseau de santé public, puisqu’il pourrait contribuer à freiner la migration des médecins vers le privé [38].

 

Un projet de loi inconstitutionnel? 

 

Soulevons maintenant les principaux éléments susceptibles d’entrer en compte dans le processus d’analyse de la constitutionnalité du PL 83. Tout d’abord, l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés protège le droit la vie, à la liberté et à la sécurité [39]. En l’espèce, c’est le droit à la liberté qui nous intéresse particulièrement. Selon l’arrêt Carter, la portée du droit à la liberté s’étend à la liberté de choisir sans intervention de l’État [40].

 

Or, comme mentionné précédemment, le projet de loi dont il est question dans cet article imposerait aux nouveaux médecins l’obligation d’exercer leur profession au public pendant au moins cinq ans. Il obligerait aussi ces individus, au moyen d’une entente, à travailler en sol québécois. En imposant ces obligations aux jeunes médecins, il apparaît, au premier regard, que ce projet pourrait limiter leur liberté de choisir où ils souhaitent travailler à la suite de leurs études [41]. Il est donc probable qu’un tribunal saisi de la question puisse conclure à l’atteinte à la liberté de choix des médecins.

 

Cependant, s’il y a réellement une atteinte au droit à la liberté, ce qui n’est en rien confirmé, ce projet de loi n’en est pas nécessairement inconstitutionnel pour autant. En effet, si le PL 83 viole effectivement l’article 7 de la Charte canadienne, il pourrait possiblement être sauvegardé par l’article premier de celle-ci, ce qui confirmerait sa constitutionnalité. Pour ce faire, l’atteinte en question devra notamment pouvoir se justifier dans une société libre et démocratique. Si ce projet de loi ne peut être sauvegardé de cette manière, le gouvernement Legault devra utiliser la clause dérogatoire, prévue à l’article 33 de la Charte. Il est d’ailleurs à noter que M. Legault a déjà menacé d’avoir recours à cette clause pour le PL 83 [42]. Devra-t-il effectivement y avoir recours en l’espèce? Seul l’avenir nous le dira.

 

Conclusion

 

Le projet de loi no 83 cible les étudiants en médecine qui terminent leurs études et leur impose diverses contraintes. Or, ce faisant, ce projet de loi établit une distinction claire entre les nouveaux diplômés et les médecins qui exercent déjà au privé. Cela dit, le PL 83 ne traite aucunement des médecins actuellement actifs dans le réseau privé, ce qui fait reposer l’entièreté du fardeau d’accroître le nombre de médecins au public sur les épaules des étudiants. Toutefois, cela constitue-t-il vraiment le moyen le plus efficace d’atteindre l’objectif visé? Un débat sur la question s’impose assurément…

Sources

 

[1] MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX, Plan stratégique 2023-2027, Québec, 2023, en ligne : <https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/adm/min/sante-services-sociaux/publications-adm/plan-strategique/PL_23-717-02W_MSSS.pdf> (consulté le 10 mars 2025).

 

[2] Id.

 

[3] Stéphane BORDELEAU, « Un nombre record de médecins quittent le système de santé québécois », Radio-Canada Info, 23 juillet 2024, en ligne : <https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2090472/nombre-record-medecin-pratique-prive-quebec > (consulté le 10 mars 2025).

 

[4] Loi favorisant l’exercice de la médecine au sein du réseau public de la santé et des services sociaux, projet de loi no 83 (adoption du principe – 18 février 2025), 1re sess., 43e légis. (Qc).

 

[5] Fanny LEVESQUE, « Dubé se fourvoie, Legault brandit la clause dérogatoire », La Presse, 5 novembre 2024, en ligne : <https://www.lapresse.ca/actualites/sante/2024-11-05/prive-en-sante/dube-se-fourvoie-legault-brandit-la-clause-derogatoire.php > (consulté le 10 mars 2025).

 

[6] Id.

 

[7] Id.

 

[8] Patrick BELLEROSE, « Nouveaux médecins forcés de travailler au public : potentiellement discriminatoire, reconnaît Legault », Journal de Québec, 6 novembre 2024, en ligne : <https://www.journaldequebec.com/2024/11/06/nouveaux-medecins-forces-de-travailler-au-public--potentiellement-discriminatoire-reconnait-legault  > (consulté le 11 mars 2024).

 

[9] Anne PLOURDE, « Mythes et réalité de la pénurie de main-d’œuvre en santé et services sociaux au Québec », Iris, 21 mai 2024, en ligne : <https://iris-recherche.qc.ca/publications/main-doeuvre-sante-services-sociaux/> (consulté le 6 avril 2025).

 

[10] COLLÈGE DES MÉDECINS, Mémoire projet de loi no 83, Montréal, 2025, en ligne : <https://cms.cmq.org/files/documents/memoires/mem-pl83-20250211.pdf > (consulté le 11 mars 2025).

 

[11] Id.

 

[12] Id.

 

[13] Christian DUBÉ, Mémoire au Conseil des ministres, 2024, en ligne :  <https://cdn-contenu.quebec.ca/cdn-contenu/gouvernement/MCE/dossiers-soumis-conseil-ministres/24-25/2024-0215_memoire.pdf>  (consulté le 11 mars 2025).

 

[14] Justine MERCIER, « “Ce n’est pas acceptable” que des médecins formés au Québec partent », (2024) Le Soleil, 23 octobre 2023, en ligne : <https://www.lesoleil.com/actualites/sante/2024/10/23/ce-nest-pas-acceptable-que-des-medecins-formes-au-quebec-partent-LN57QKU4AJGIFORHXW625VUEZU/> (consulté le 12 mars 2025).

 

[15] Daphné DION-VIENS, « 300 étudiants non québécois formés en médecine à McGill à no frais », Le journal de Québec, 24 avril 2023, en ligne : <https://www.journaldequebec.com/2023/04/24/300-etudiants-non-quebecois-formes-en-medecine-a-mcgill-a-nos-frais > (consulté le 12 mars 2025).

 

[16] Loi favorisant l’exercice de la médecine au sein du réseau public de la santé et des services sociaux, projet de loi no83 (adoption du principe – 18 février 2025), 1re sess., 43e légis. (Qc).

 

[17] Id., art. 1.

 

[18] Id.

 

[19] Id.

 

[20] Stéphanie BÉRUBÉ, « Les dettes, gangrène des étudiants en médecine », La Presse, 19 juin 2023, en ligne <https://www.lapresse.ca/affaires/finances-personnelles/2023-06-19/les-dettes-gangrene-des-etudiants-en-medecine.php> (consulté le 14 mars 2025).

 

[21] Loi favorisant l’exercice de la médecine au sein du réseau public de la santé et des services sociaux, projet de loi no 83 (adoption du principe – 18 février 2025), 1re sess., 43e légis. (Qc), art. 6.

 

[22] Id., art. 5.

 

[23] Id.

 

[24] Id.

 

[25] COLLÈGE DES MÉDECINS, Mémoire projet de loi no 83, Montréal, 2025, en ligne :  <https://cms.cmq.org/files/documents/memoires/mem-pl83-20250211.pdf > (consulté le 11 mars 2025).

 

[26] Id.

 

[27] Id.

 

[28] Id.

 

[29] FÉDÉRATION MÉDICALE DES ÉTUDIANTS DU  QUÉBEC, Mémoire de la fédération médicale étudiante du Québec (FMEQ), Montréal, 2025, en ligne :  <https://fmeq.ca/wp-content/uploads/2025/02/PL83_memoire_20250204_4.pdf>  (consulté le 15 mars 2025). 

 

[30] Id.  

 

[31] Id.

 

[32] Id.

 

[33] Id.

 

[34] MÉDECINS QUÉBÉCOIS POUR LE RÉGIME PUBLIC, Mémoire sur le projet de loi No 83, 2025, en ligne : <https://drive.google.com/file/d/1IR2BKo4BBIMnPjnl2Q2LZycmPIdWJ4NK/view?usp=sharing> (consulté le 17 mars 2025).

 

[35] Id.

 

[36] Id.

 

[37] Id.

 

[38] Id.

 

[39] Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Canada Act 1982 [annexe B de la Canada Act 1982, c. 11 (R.-U.)].

 

[40] Carter c. Canada (Procureur général), 2016 CSC 4.

 

[41] Fanny LEVESQUE, « Les médecins spécialistes envisagent une contestation judiciaire », La Presse, 7 avril 2025, en ligne : <https://www.lapresse.ca/actualites/sante/2024-11-05/prive-en-sante/dube-se-fourvoie-legault-brandit-la-clause-derogatoire.php > (consulté le 7 avril 2025).

 

[42] Fanny LEVESQUE, « Dubé se fourvoie, Legault brandit la clause dérogatoire », La Presse, 5 novembre 2024, en ligne : <https://www.lapresse.ca/actualites/sante/2024-11-05/prive-en-sante/dube-se-fourvoie-legault-brandit-la-clause-derogatoire.php > (consulté le 10 mars 2025).

Ancre 1

Contactez-nous

2500 Boulevard de l'Université,

Sherbrooke, Quebec J1K 2R1

Adresse courriel: obitersherbrooke@gmail.com

Téléphone de la faculté de droit de l'Université de Sherbrooke: 819-821-7500

  • Facebook
  • Instagram
  • Blanc LinkedIn Icône
bottom of page