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Le poids du minimum: aperçu du projet de loi C-5

Rédigé par Emy Hovington

Partagée entre l’exigence de fermeté exprimée par la société et la recherche d’équité portée par les tribunaux, la justice pénale canadienne évolue sur une ligne fragile. À cet égard, la détermination d’une peine demeure l’un des exercices les plus complexes du système judiciaire en matière pénale [1] visant notamment la conciliation entre punition et réinsertion [2]. Dans cette perspective, les peines minimales obligatoires ont longtemps été présentées comme un instruments de dissuasion et d’uniformisation, instaurées pour assurer la rigueur du système pénal et renforcer la confiance du public envers la justice [3]. Pourtant, ces peines, qui retirent aux juges une part essentielle de leur pouvoir discrétionnaire, soulèvent depuis plusieurs années un débat de fond sur leur équité et leur efficacité réelle [4].

En imposant une sanction fixe minimale pour certaines infractions, quelles que soient les circonstances particulières, le législateur cherche à prévenir la clémence jugée excessive et à affirmer la valeur dissuasive du droit pénal [5]. Cependant, cette rigueur législative entre souvent en tension avec les principes constitutionnels de proportionnalité et de justice individuelle [6]. Les tribunaux ont progressivement encadré cette tension à travers la jurisprudence. L’arrêt R. c. Smith a ouvert la voie en 1987 en reconnaissant qu’une peine minimale pouvait être inconstitutionnelle en vertu de l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après « Charte ») [7] si elle entraînait une sanction exagérément disproportionnée [8].  Par la suite, R. c. Nur a renforcé ce contrôle judiciaire en réaffirmant le rôle du juge comme gardien de la justice fondamentale [9] alors que R. c. Lloyd a mis en lumière les dérives possibles d’un régime rigide, particulièrement dans le contexte des infractions liées à la drogue [10]. Plus récemment, les arrêts R. c. Hills [11] et R. c. Hilbach [12] ont précisé la portée du contrôle constitutionnel des peines minimales, en confirmant la validité de certaines d’entre elles, mais aussi en rappelant les limites de l’intervention judiciaire face aux choix du législateur. Ces décisions illustrent la recherche constante d’un équilibre entre le respect du pouvoir législatif et la sauvegarde des droits fondamentaux consacrés à l’article 12 de la Charte [13].

​Le débat a connu un tournant récent avec le projet de loi C-5, la Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances [14], adopté en 2022. Celui-ci vise à assouplir le régime des peines au Canada en abolissant plusieurs peines minimales obligatoires, en élargissant l’accès aux peines avec sursis et en favorisant le recours à des mesures de traitement ou de soutien plutôt qu’à des poursuites pour possession simple de drogues [15]. Cet article propose d’analyser le cadre juridique entourant les peines minimales au Canada, en retraçant leur évolution législative et jurisprudentielle, avant d’examiner les effets du virage législatif amorcé par le projet de loi C-5 [16] ainsi que les défis persistants qu’il soulève pour une justice à la fois ferme et équitable.

 Les fondements et les limites du régime des peines minimales

La détermination d’une peine repose sur les articles 718 à 718.2 du Code criminel [17], qui énoncent les objectifs et principes fondamentaux « dans le but d’assurer la cohérence et la clarté des décisions rendues en la matière » [18]. Ces dispositions visent à protéger la société, dénoncer les comportements criminels, assurer la dissuasion générale et spécifique, favoriser la réinsertion du contrevenant et garantir l’uniformité des sanctions pour des infractions comparables [19]. Elles reflètent le rôle confié aux tribunaux par le législateur de s’assurer du « respect de la loi et [du] maintien d’une société juste, paisible et sûre […] par l’infliction de "sanctions justes" visant un ou plusieurs des objectifs » [20]. Force est de constater que la justice est un équilibre qui doit être recherché [21], puisque c’est ce qui mène à une peine juste [22].

Dans ce contexte, les peines minimales obligatoires sont apparues comme un instrument législatif destiné à pallier la souplesse perçue des tribunaux et à renforcer la dissuasion [23]. En imposant une sanction minimale pour certaines infractions, le législateur entendait assurer une plus grande cohérence entre les peines et répondre à l’exigence de fermeté exprimée par la société [24]. L’extension des peines minimales, notamment pour les infractions liées aux armes à feu et aux drogues, traduisait une volonté politique de renforcer la sécurité publique et la protection des citoyens [25].

Si les peines minimales visent à renforcer la confiance du public et à assurer la cohérence du système pénal, elles soulèvent également des enjeux importants en matière de proportionnalité et d’équité :

 

[L]orsque le législateur supprime le pouvoir discrétionnaire du juge et impose une peine minimale uniforme pour une infraction donnée, [certaines peines] se révèlent exagérément disproportionnées en raison de leur application inadéquate à un cas précis. Ce genre de peine – par exemple une certaine durée d’emprisonnement – peut très bien être infligée à certains délinquants en conformité avec l’exigence fondamentale de proportionnalité consacrée à l’article 718.1 du Code criminel. Sa cruauté ne se révèle que de façon circonstancielle, dès lors qu’elle se trouve imposée à un individu qui n’a pas le degré de culpabilité morale requis pour mériter une peine aussi sévère [26].

 

De ce fait, une peine minimale demeure susceptible d’être invalidée en vertu de l’article 12 de la Charte [27] dès lors qu’un seul scénario hypothétique raisonnablement prévisible démontre qu’elle entraînerait une sanction exagérément disproportionnée [28].

À cet égard, l’arrêt R. c. Hills [29] illustre bien cette problématique, la Cour suprême du Canada ayant déclarée inconstitutionnelle la peine minimale obligatoire de quatre ans d’emprisonnement pour avoir déchargé intentionnellement une arme à feu, infraction prévue à l’article 244.2(3)b) du Code criminel [30], au motif qu’elle contrevenait à l’article 12 de la Charte [31]. La Cour a estimé que cette peine pouvait mener à des sanctions exagérément disproportionnées dans des situations raisonnablement prévisibles, comme le cas où une personne tire avec un fusil à air comprimé vers une habitation sans intention de causer de tort. Une telle conduite ne justifierait pas nécessairement un emprisonnement de quatre ans [32]. La majorité a rappelé que l’article 12 de la Charte vise à préserver la dignité humaine en empêchant l’imposition de peines inutilement sévères ou dégradantes [33]. L’analyse de cette affaire reposait sur deux étapes : d’abord, déterminer la peine proportionnée selon les principes énoncés aux articles 718 et suivants du Code criminel [34], puis évaluer si la peine minimale imposée est exagérément disproportionnée par rapport à cette peine juste. En appliquant ces principes, la Cour suprême a réaffirmé que les peines minimales, lorsqu’elles retirent toute marge de manœuvre au juge pour tenir compte des circonstances et du degré de culpabilité morale du délinquant, risquent de contrevenir à la justice fondamentale [35]. Cet arrêt illustre ainsi la volonté du tribunal de maintenir un équilibre entre la dissuasion et la proportionnalité des peines à l’égard des peines minimales obligatoires, principe que le projet de loi C-5 [36] cherche à traduire en pratique en offrant aux juges une marge de manœuvre accrue et une approche plus flexible de la détermination des peines. 

Le tournant législatif : le projet de loi C-5

Le projet de loi C-5 [37] a été déposé à la Chambre des communes le 7 décembre 2021 afin de répondre aux problématiques liées aux peines minimales obligatoires. Il visait à restaurer la discrétion judiciaire et à favoriser des approches axées sur la réinsertion plutôt que sur l’incarcération systématique [38]. Adopté en 2022, le projet C-5 [39] marque un tournant important dans la politique pénale canadienne. Il se penche plus précisément sur trois aspects : l’abolition de plusieurs peines minimales obligatoires, l’élargissement de l’accès aux peines avec sursis et l’adoption de mesures axées sur la réinsertion plutôt que sur la répression. Ce virage législatif s’inscrit dans un mouvement plus large de justice réparatrice et de proportionnalité, cherchant à adapter la réponse pénale à la gravité de l’infraction et au profil du contrevenant plutôt qu’à une approche uniformisée fondée sur la sévérité [40].

Le projet de loi C-5 a introduit trois changements majeurs au régime des peines du Canada. Pour commencer, il est venu abolir plusieurs peines minimales obligatoires pour des infractions liées notamment aux armes à feu, aux armes et aux drogues. Cette mesure vise à rétablir la discrétion judiciaire et à réduire le recours automatique à l’emprisonnement. Par la suite, il mène à l’élargissement de l’accès aux peines avec sursis pour certaines infractions graves en modifiant l’article 742.1 du Code criminel [41]. Les juges peuvent ainsi imposer une peine purgée dans la collectivité lorsque cela est jugé approprié, favorisant une approche plus individualisée et proportionnée. Finalement, il engendre des mesures de déjudiciarisation pour les infractions de possession simple de drogue en venant modifier des articles de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances [42]. De cette façon, les agents de la paix sont encouragés à orienter les personnes vers des programmes de traitement ou de soutien plutôt que de porter des accusations.

Ces changements s’inscrivent dans une volonté du gouvernement du Canada de lutter contre les inégalités que subissent les personnes marginalisées, dont les personnes autochtones et noires, dans le système de justice carcéral [43], souvent aggravées par les peines minimales. Cela étant, dans l’arrêt R. c. Sharma [44], la Cour suprême a confirmé la validité des restrictions aux peines avec sursis malgré leurs effets disproportionnés sur les femmes autochtones. Le législateur, par le projet de loi C-5, vient désormais assouplir l’accès à ces peines afin d’en atténuer les effets disproportionnés sur les populations marginalisées, comme les autochtones.

Les critiques du projet de loi C-5 

Malgré son adoption, le projet de loi C-5 a suscité plusieurs critiques. Certains craignent qu’il accentue les disparités régionales dans l’application des peines, laissant une certaine incertitude quant à la cohérence du système pénal [45]. D’autres dénoncent un risque de relâchement pénal perçu, craignant que l’assouplissement des peines minimales affaiblisse la dissuasion et compromette la sécurité publique [46]. De son côté, le Barreau du Québec a exprimé des réserves sur la clarté et l’opérationnalisation de certaines mesures, en particulier l’élargissement de l’accès aux peines avec sursis et les mécanismes de déjudiciarisation, soulignant que ces dispositifs pourraient être appliqués de manière inégale sans directives et outils d’accompagnement appropriés [47].

Cependant, il convient de rappeler qu’aucune réforme législative ne peut prétendre satisfaire l’ensemble des acteurs du système de justice pénale [48]. L’adoption récente du projet de loi C-5 appelle à une période d’observation afin de mesurer pleinement ses impacts sur la cohérence, la proportionnalité et la sécurité publique [49].

Vers une justice proportionnée et humaine

Les peines minimales ont longtemps été présentées comme garantes de la fermeté du système pénal, mais leur application uniforme a révélé des effets disproportionnés et des injustices, particulièrement à l’égard des populations marginalisées, dont les personnes autochtones et noires [50]. Le projet de loi C‑5 marque le droit pénal canadien en réaffirmant la discrétion judiciaire et en favorisant des mesures de réinsertion, soulignant ainsi la nécessité d’une approche individualisée et proportionnée [51]. S’il est encore trop tôt pour évaluer pleinement les effets de cette réforme, elle illustre une volonté claire de concilier la sécurité publique, la dissuasion et le respect des principes constitutionnels, tout en renforçant la confiance envers le système judiciaire [52]. L’avenir du droit pénal canadien repose ainsi sur la consolidation de la proportionnalité des peines et sur la reconnaissance de la complexité inhérente à l’exercice du jugement judiciaire [53].

Sources

  1. Ugo GILBERT TREMBLAY, « La peine de perpétuité réelle en contexte d'extradition : quelle portée territoriale pour l'arrêt Bissonnette? », (2024) 53 R.D.U.S. 401, 412-415.

  2. Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 718-718.2.

  3. Ivan GALINDO DA FONSECA, « Les peines minimales et la justice fondamentale : une atteinte constitutionnelle? », (2016) 2-1 R.J.E.U.M. 1, 17.

  4. Id., 13.

  5. Code criminel, préc., note 2, art. 718b) ; R. c. Perry, 2011 QCCQ 2293, par. 460.

  6. R. c. Nur, 2015 CSC 15, par. 46.

  7. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)], art. 12 (ci-après « Charte »).

  8. R. c. Smith, [1987] R.C.S. 1045.

  9. R. c. Nur, préc., note 6.

  10. R. c. Lloyd, 2016 CSC 13.

  11. R. c. Hills, 2023 CSC 2.

  12. R. c. Hilbach, 2023 CSC 3.

  13. Charte, préc., note 7.

  14. Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, projet de loi no C-5 (sanctionné – 17 novembre 2022), 1ère sess., 44e légis. (Can.) (ci-après « Projet de loi C-5 »).

  15. ÉTUDES GÉNÉRALES DE LA BIBLIOTHÈQUE DU PARLEMENT, La détermination de la peine au Canada (Étude générale), Ottawa, Publication no 2020-06-F, en ligne : <https://lop.parl.ca> (consulté le 22 octobre 2025).

  16. Projet de loi C-5, préc., note 14.

  17. Code criminel, préc., note 2.

  18. R. c. Nasogaluak, [2010] R.C.S. 206, par. 39.

  19. Code criminel, préc., note 2.

  20. R. c. Nasogaluak, préc., note 18.

  21. V.L. c. R., 2023 QCCA 449, par. 38.

  22. R. c. Harbour, 2017 QCCA 208, par. 84.

  23. IVAN GALINDO DA FONSECA, « Les peines minimales et la justice fondamentale : une atteinte constitutionnelle? », préc., note 3, 17.

  24. MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA, Les peines minimales obligatoires au Canada : analyse et bibliographie annotée, 2016, en ligne : <https://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/jr/pmo-mmp/tdm-toc.html> (consulté le 22 octobre 2025) ; R. c. M., [1996] R.C.S. 500, par. 81.

  25. R. c. Auclair, 2007 QCCS 360, par. 33 et 34.

  26. Ugo GILBERT TREMBLAY, préc., note 1, 415.

  27. Charte, préc., note 7.

  28. Julie DESROSIERS, « Peines minimales et principes de justice fondamentale : une lecture comparée des articles 12 et 7 de la Charte », (2013) Canadian Criminal Law Review 17, p. 133.

  29. R. c. Hills, préc., note 11.

  30. Code criminel, préc., note 2, art. 244.2(3)b) : (3) Quiconque commet l'infraction prévue au paragraphe (1) est coupable d'un acte criminel passible b) dans tous les autres cas, d'un emprisonnement maximal de quatorze ans.

  31. Charte, préc., note 7.

  32. R. c. Hills, préc., note 11, par. 119.

  33. Charte, préc., note 7 ; R. c. Hills, préc., note 11, par. 47.

  34. Code criminel, préc., note 2.

  35. R. c. Hills, préc., note 11, par. 225.

  36. Projet de loi C-5, préc., note 14.

  37. GOUVERNEMENT DU CANADA, Projet de loi C-5 : Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, 2023, en ligne : <https://www.justice.gc.ca/fra/sjc-csj/pl/charte-charter/c5_1.html> (consulté le 22 octobre 2025).

  38. Projet de loi C-5, préc., note 14.

  39. Projet de loi C-5, préc., note 14.

  40. MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA, préc., note 24.

  41. Code criminel, préc., note 2, art. 742.1.

  42. Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (projet de loi C-5), L.C. 2022, ch. 15, art. 5(3)a), 6(3)a) et a.‍1), 7(2)a) et a.‍1), 7(3), 8 et 10.

  43. ASSOCIATION CANADIENNE DES TRAVAILLEUSES ET DES TRAVAILLEURS SOCIAUX, Abolir les peines minimales obligatoires pour les infractions liées à la drogue, Énoncé de position, 2020, en ligne : <https://www.casw-acts.ca/files/documents/ABOLIR_LES_PEINES_MINIMALES_OBLIGATOIRES_.pdf> (consulté le 22 octobre 2025) ; Jonathan RUDIN, « Despite soaring Indigenous incarceration, minimum sentencing persists », (2020) Options politiques, en ligne : <https://policyoptions.irpp.org/fr/2020/01/despite-soaring-indigenous-incarceration-minimum-sentencing-persists/> (consulté le 23 octobre 2025).

  44. R. c. Sharma, 2022 CSC 39.

  45. ÉTUDES GÉNÉRALES DE LA BIBLIOTHÈQUE DU PARLEMENT, préc., note 15.

  46. Id.

  47. BARREAU DU QUÉBEC, Projet de loi C-5 – Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, Édition du Barreau du Québec, 2022.

  48. Id.

  49. Id.

  50. R. c. Sharma, préc., note 44.

  51. Projet de loi C-5, préc., note 14 ; GOUVERNEMENT DU CANADA, préc., note 35.

  52. BARREAU DU QUÉBEC, préc., note 47.

  53. R. c. Hills, préc., note 11.

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