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Adoption d’une clause de dérogation dans le corps de la Loi constitutionnelle de 1982: Histoire d’un 
compromis politique singulier    

Rédacteur: Gabriel Roussin Léveillée

L’article 33 de la Loi constitutionnelle de 1982 [i], communément appelé « clause de dérogation » ou « clause nonobstant », permet au Parlement fédéral et aux législatures des provinces de déroger aux articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [ii], qui enchâssent les libertés fondamentales et les garanties juridiques. À première vue, cette disposition semble pour le moins absurde : à quoi bon protéger constitutionnellement les citoyens contre les abus de l’État quand ce même État peut décider, à sa convenance, de ne pas respecter les droits et libertés fondamentales de la personne? Pour trouver une explication à l’existence de la clause nonobstant, il faut se plonger dans les coulisses politiques fédérales qui ont mené au rapatriement de la Constitution canadienne. 

La bataille juridique           

À la suite de la victoire du « non » au référendum québécois, Pierre-Elliot Trudeau engage des négociations avec les provinces dans le courant de l’été 1980 afin de mener à bien son projet de réforme constitutionnelle. Devant l’absence d’entente, le premier ministre canadien annonce à l’automne de la même année son intention de rapatrier unilatéralement la Constitution et d’y inclure une Charte des droits et libertés [iii]. Doutant de la légalité d’une telle démarche, le Québec, le Manitoba et Terre-Neuve se tournent chacun vers leur plus haut tribunal respectif afin de savoir si le consentement des provinces est nécessaire à la modification et au rapatriement de la loi suprême du Canada [iv]. La Cour d’appel du Québec, du Manitoba et de Terre-Neuve finissent par rendre des décisions contradictoires sur la question, ce qui pousse les procureurs généraux des trois provinces à en appeler devant la Cour suprême du Canada.

La décision du plus haut tribunal du pays tombe le 28 septembre 1981 et a l’effet d’une douche froide sur le premier ministre canadien. Les juges Martland, Ritchie, Dickson, Beetz, Chouinard et Lamer, qui forment la majorité, sont sans équivoque : en vertu d’une convention constitutionnelle, « un degré appréciable de consentement provincial […] est nécessaire »[v]. Pierre-Elliot Trudeau doit donc se résoudre à négocier avec les provinces; l’appui de l’Ontario et de l’Alberta n’étant pas suffisamment substantiel.                   

L’heure des négociations    

Après des pourparlers informels engagés depuis la mi-octobre 1981, une « conférence de la dernière chance » débute le 2 novembre suivant à Ottawa, où tous les premiers ministres provinciaux sont conviés [vi]. Le 4 novembre 1981, l’impasse subsiste toujours puisqu’un « front commun » [vii] de huit provinces (Colombie-Britannique, Saskatchewan, Manitoba, Québec, Terre-Neuve, Nouveau-Brunswick, Île-du-Prince-Édouard et Nouvelle-Écosse) s’oppose ardemment aux propositions mises de l’avant par Pierre-Elliot Trudeau, craignant que le projet de Constitution tel que présenté porte atteinte à certains de leurs champs de compétences et laisse trop de pouvoir aux tribunaux en raison de l’instauration d’une Charte [viii].            

Face à ce dilemme, le premier ministre du Canada voit ses options considérablement réduites. Il propose alors aux premiers ministres du « front commun » [ix] de mettre le sort de son ébauche constitutionnelle entre les mains des Canadiens par le biais d’un référendum. Tous refusent, à l’exception de René Lévesque, alors aux commandes du gouvernement du Québec [x]

La nuit des longs couteaux   

Les premiers ministres provinciaux se sentent profondément trahis par la position référendaire de René Lévesque, qui s’écarte largement de celle du consensus. Ce sentiment de trahison à l’égard du chef de l’État québécois les mène à entamer une dernière ronde de négociations en catimini [xi].

À la fin de cette journée du 4 novembre, le premier ministre ontarien William Davis, qui appuie presqu’inconditionnellement Pierre-Elliot Trudeau depuis le début des discussions constitutionnelles, fait office de messager du « front commun » [xii] et téléphone à son homologue fédéral. La teneur de l’appel est la suivante : les provinces récalcitrantes sont prêtes à appuyer le projet de Constitution si une clause de dérogation y est inscrite. Le chef de l’État canadien refuse catégoriquement cette proposition [xiii].  

Quelques heures plus tard, le premier ministre canadien se fait réveiller par Davis, qui est à nouveau au bout du fil. Le dirigeant de l’Ontario lui annonce que sans la présence d’une clause nonobstant au sein de la Constitution, aucun accord ne sera possible et qu’il n’aura d’autre choix que de se rallier aux sept autres provinces [xiv]. Alors coincé dans un étau, Pierre-Elliot Trudeau finit par accepter cette proposition, à condition que la disposition « ne s’applique que pour un maximum de 5 ans, renouvelable, et qu’elle ne porte que sur les articles 2 et 7 à 15 »[xv]. Les premiers ministres du « Rest of Canada » acceptent ce compromis alors que leur homologue québécois ignore l’existence des pourparlers qui viennent de se tenir.       

Ce n’est que le lendemain matin que René Lévesque apprend ce qui s’est produit pendant qu’il était plongé dans son sommeil : l’insertion d’une clause de dérogation au sein de la nouvelle Constitution a mené neuf des dix provinces à apposer leur signature sur celle-ci [xvi].  Le « degré appréciable de consentement provincial » [xvii] venait alors d’être obtenu.     
Cette nuit des longs couteaux, ce n’est donc pas seulement l’histoire d’une illustre entente mettant le Québec à l’écart de la fédération canadienne. C’est également celle de la genèse de ce que certains qualifient d’« arme nucléaire » constitutionnelle » [xviii].   
 

Une énorme incohérence politique au sein même de l’article 33?

Il est difficile de rédiger un article sur l’histoire de la clause de dérogation en passant sous silence la contradiction majeure qui existe entre la position politique de Pierre-Elliot Trudeau et les termes du premier alinéa de l’article 33 de la Loi constitutionnelle de 1867 :  

33. (1) Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte [xix].         

Il ressort de cette disposition que le premier ministre canadien, âprement opposé à l’instauration d’une clause de dérogation au sein de la Charte, s’est tout de même réservé le droit, ainsi qu’à ses successeurs, de déroger aux garanties juridiques et libertés fondamentales. En effet, l’article 33 ne s’adresse pas seulement aux législatures des provinces : il est également loisible au Parlement du Canada de l’invoquer.       

Mais pourquoi diable Pierre-Elliot Trudeau a-t-il lutté autant contre l’adoption de la clause nonobstant pour ensuite s’autoriser à l’utiliser? Une telle discordance entre les paroles et les actions de l’ancien premier ministre du Canada porte à croire qu’il ait fait sienne l’expression « Faites ce que je dis, mais ne faites pas ce que je fais ». ​

Sources 

[i] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)], art. 33.

[ii] [ii] Id, art. 2 et 7 à 15. 

[iii] Jacques BEAUCHAMP, « La bataille qui a précédé le rapatriement de la Constitution canadienne », Radio-Canada en ligne : ˂http://ici.radio-canada.ca/emissions/aujoud_hui_1_histoire/2015-2016/chronique.asp?idChronique=4208
62˃ (consulté le 7 novembre 2019).

[iv] Reference re Amendment to the Constitution of Canada, 1981 CarswellQue 447 (C.A.) (WeC); Reference re Amendment of the Constitution of Canada, 1981 CarswellMan 65 (C.A.) (WeC); Reference re Amendment of the Constitution of Canada, 1981 CanLII 2638, (NL C.A.).

[v] Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution, [1981] 1 RCS 753.

[vi] Gil RÉMILLARD, « Petit histoire de la “clause nonobstant” », (2007) Institue of Research on Public Policy 69, 69.

[vii] Id.

[viii] J. BEAUCHAMP, préc., note 3.

[ix] G. RÉMILLARD, préc., note 6.

[x] Id.

[xi] Id, p.70.

[xii] Id, p. 69.

[xiii] Id, p.70.

[xiv] Id.

[xv] Id.

[xvi] Id.

[xvii] Claude MORIN, Lendemains piégés. Du référendum à la nuit des longs couteaux., Montréal, Boréal, 1988, p. 350.

[xviii] Marco BÉLAIR-CIRINO, « Couillard n’écarte plus la disposition de dérogation », Le Devoir, en ligne : ˂https://www.ledevoir.com/politique/quebec/496124/arret-jordan-philippe-couillard-juge-premature-de-recourir-a-

[xix] Préc., note 1.

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