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Carte blanche à la brutalité policière, gracieuseté de la Cour suprême

Rédactrice: Oumaima Doghmane

Les mois de mai et de juin 2020 ont été marqués par la mort de George Floyd, un Afro-Américain asphyxié par un policier de Minneapolis qui s’était agenouillé sur son cou pendant près de neuf minutes [1]. Ce rapport de force excessif a suscité une révolte à l’échelle internationale et a mis en lumière la problématique trop récurrente qu’est la brutalité policière. Chaque année, plus de 1000 individus meurent en raison de manœuvres abusives pratiquées par les policiers. Parmi ces derniers, la population afro-américaine représente 60% des victimes tuées par la police entre 2000 et 2018.Pourtant, une étude de Reuters indique que parmi les 3000 plaintes contre la police de Minneapolis, seul le dixième de celles-ci ont abouti à une sanction disciplinaire [2]. Ces faits choquants sont le fruit d’une inadéquation entre la réalité et le système juridique qui, en fin de compte, a permis la création d’une doctrine restrictive donnant carte blanche à des individus ayant commis des actes criminels. Cette doctrine judiciaire est connue sous le nom Qualified Immunity (ci-après « l’immunité qualifiée »). 

Les limites de la Constitution américaine 

Le quatrième amendement de la Constitution américaine protège les individus contre les fouilles et les perquisitions abusives :

 

« The right of the people to be secure in their persons, houses, papers, and effects, against unreasonable searches and seizures, shall not be violated, and no Warrants shall issue, but upon probable cause, supported by Oath or affirmation, and particularly describing the place to be searched, and the persons or things to be seized (nos soulignements) [3]. »

 

Le principe de base est le suivant : un individu qui porte atteinte à un droit constitutionnel s’expose à des poursuites criminelles, à des poursuites civiles ainsi qu’à des sanctions disciplinaires. À la suite de l’adoption du Civil Rights Act of 1871 [4] (ci-après « Loi sur les droits civils de 1871 »), communément appelée Loi sur le Ku Klux Klan, le Congrès indiqua de façon claire et non équivoque que «“[e]very” state official who causes a “deprivation of any rights” guaranteed by the Constitution and laws “shall be liable to the party injured.”» [5]. La réalité est cependant tout autre, puisque rares sont les cas où des policiers ont été sanctionnés après avoir enfreint le quatrième amendement, et ce, en raison de l’immunité qualifiée.

 

Cette doctrine a vu le jour en 1967, à la suite de l’arrêt Pierson v. Ray [6]. Dans cette affaire, deux policiers de la Nouvelle-Orléans avaient demandé à un groupe de prêtres faisant partie d’un mouvement antiségrégationniste, Mississippi Freedom Rides, de quitter un café convoité pour leur déjeuner. Après avoir refusé de quitter les lieux, le groupe fut arrêté en vertu de l’article 2087.5 du Code du Mississippi, qui édicte que « makes guilty of a misdemeanor anyone who congregates with others in a public place under circumstances such that a breach of the peace may be occasioned thereby, and refuses to move on when ordered to do so by a police officer ». Le groupe a donc été reconnu coupable et a été condamné à quatre mois de prison, en plus d’avoir dû payer une amende de 200 dollars [7].

 

En 1962, un appel de novo fut octroyé aux victimes. Cette fois-ci, le juge Russell Moore rejeta l’action contre les prêtres en indiquant qu’ils n’avaient pas enfreint la Loi. Quelque temps après leur libération, le groupe demanda des dommages-intérêts sur la base de la Loi sur les droits civils de 1871, qui protège les individus contre les arrestations et les emprisonnements arbitraires [8]. En Cour suprême, huit juges sur neuf ont convenu que les policiers n’étaient pas responsables du préjudice causé aux prêtres, puisqu’ils étaient de bonne foi et puisqu’ils avaient des motifs raisonnables de croire en la nécessité de leur intervention à l’égard des prêtres. En d’autres termes, les juges créèrent une immunité pour les forces de l’ordre lorsque ces derniers sont de bonne foi et lorsqu’ils croient en la légitimité de leur comportement [9].

Le test de l’immunité qualifiée

Quinze ans plus tard, l’affaire Harlow v. Fitzgerald développa davantage la doctrine de l’immunité qualifiée, pour en faire un test reposant sur deux principaux critères [10].  

 

Premièrement, le Tribunal examine s’il y a eu une atteinte aux droits prévus au quatrième amendement de la Constitution américaine. Le fardeau de preuve que requiert cette étape est donc facilement atteignable, puisqu’il suffit simplement de démontrer une force excessive de la part de la police, ou bien qu’il y ait eu une perquisition ou une fouille abusive. Si le Tribunal juge qu’il n’y a pas eu d’atteinte aux droits, l’immunité qualifiée est immédiatement accordée au policier. Dans le cas contraire, le Tribunal passe à la deuxième étape. Selon une étude de Reuters, les cours d’appel accordent de moins en moins d’importance à la première étape [11]. En effet, dans l’affaire Pearson v. Callahan, la Cour suprême a même indiqué qu’il était possible pour les juges d’ignorer cette étape et de passer directement à la deuxième partie du test [12].

 

La deuxième partie du test est la plus problématique pour les demandeurs. Lors de cette étape, le Tribunal détermine si l’agent de police aurait dû savoir que ses gestes contrevenaient à la Constitution. Les demandeurs ont donc un fardeau de preuve très important, puisqu’ils doivent établir que le comportement de la police viole un élément clairement établi par la jurisprudence, faute de quoi, l’immunité qualifiée sera accordée [13]. 

 

Au fil des années, la Cour suprême américaine n’a cessé de restreindre la définition des termes « clearly established » [14], de sorte que les seuls précédents recevables par la Cour sont ceux dont les faits sont presque identiques au cas faisant l’objet du procès. Voilà ici le cœur du problème : la Cour pourra toujours trouver des distinctions factuelles entre les jugements antérieurs et le cas à l’étude, puisque rares sont les dossiers identiques. En effet, il est naturel d’observer certaines différences entre des jugements au niveau du lieu par exemple, ou encore au niveau de la distance entre les parties. Cependant, ces différences « normales » pourraient servir de motifs à l’effet qu’il n’y a pas de précédent clairement établi permettant de tenir la partie défenderesse responsable du préjudice causé.

 

Les Tribunaux ont d’ailleurs souvent octroyé une immunité totale aux policiers en raison de minimes différences entre les précédents judiciaires et l’objet du recours, comme :

 

[…] the difference between subduing a woman for walking away from an officer, and subduing a woman for refusing to end a phone call; between shooting at a dog and instead hitting a child, and shooting at a truck and hitting a passenger; and between unleashing a police dog to bite a motionless suspect in a bushy ravine, and unleashing a police dog to bite a compliant suspect in a canal in the woods [15].

 

Dans l’affaire McGarry v. Board of County Commissioners for the County of Lincoln, le juge Browling a octroyé une immunité au policier défendeur, malgré l’emploi excessif de la force lors de son intervention. En effet, le juge a indiqué qu’il n’y avait pas de précédent clairement établi, puisque les précédents judiciaires différaient du cas analysé au niveau de la distance entre les parties et du ton de voix de la victime [16].

 

De plus, la Cour d’appel fédérale de Cincinnati a déclaré qu’un officier bénéficiait de l’immunité qualifiée et qu’il ne devait pas être tenu responsable d’avoir tiré sur un jeune garçon de quatorze ans. Dans cette affaire, la Cour a rejeté un jugement antérieur où un policier avait tué un homme alors qu’il déposait son fusil de chasse, puisque contrairement à ce dernier, le policier de Cincinnati avait tiré sur le garçon après qu’il ait retiré le fusil à balles BB de sa ceinture pour le laisser tomber [17].

 

Par conséquent, le caractère démesuré de cette étape permet à des individus de porter atteinte aux droits et libertés de victimes sans conséquence judiciaire, du moment que l’usage excessif de la force se fasse d’une manière ingénieuse, question de ne pas se retrouver dans un cas où la jurisprudence établit clairement l’illégitimité de l’acte.​

Justifications de la Cour suprême 

Faisant face à de nombreuses critiques à l’égard de la doctrine de l’immunité qualifiée, la Cour suprême a proposé plusieurs justifications douteuses, dont trois principales :

 

1) L’immunité qualifiée protège les policiers et les fonctionnaires contre les dépenses faramineuses résultant de poursuites civiles [18].

 

La Cour suprême prétend étrangement que la doctrine de l’immunité qualifiée est nécessaire, puisqu’elle permet non seulement de protéger les agents de police de poursuites futiles, mais également de les protéger individuellement des charges financières rattachées aux poursuites. Bien qu’il soit vrai que les frais d’avocats et les indemnités peuvent être dispendieux, cet argument ne concorde pas avec la réalité. En effet, il est rare que les policiers ou les fonctionnaires aient à débourser ces frais à titre individuel, puisque cela relève généralement de la responsabilité des municipalités, des assurances responsabilité ou encore du syndicat.

 

2) L'immunité qualifiée offre une protection aux policiers contre le lourd fardeau que sont les procédures judiciaires [19].

 

Selon la Cour suprême, l’immunité qualifiée permettrait aux fonctionnaires de ne pas être distraits par les formalités judiciaires, ce qui comprend la remise de plusieurs documents et de preuves, de même que le fait de devoir assister à de longs procès. Cependant, une étude publiée dans le Yale Law Journal a révélé que dans plus de 1000 cas de poursuites pour brutalité policière, l'immunité qualifiée était souvent appliquée plus tard dans les procédures. Par conséquent, les agents de police étaient, en théorie, déjà « distraits » par le processus judiciaire. L’immunité qualifiée n’accomplit ce but que dans 0,6 % des cas qui ont été étudiés [20]. D’ailleurs, cet objectif serait davantage atteignable si les institutions policières travaillaient à diminuer les poursuites à l’égard des agents en les sensibilisant à réfléchir aux impacts de leurs actes avant de causer quelconque préjudice. 

 

3) Sans immunité qualifiée, les forces de l'ordre ne seraient pas en mesure de faire leur travail convenablement [21].

 

Selon la Cour suprême, la possibilité d’être poursuivi en justice pourrait être un facteur qui dissuaderait des individus à rejoindre les forces de l’ordre. De plus, la menace de se faire poursuivre empêcherait également les agents de police d’exercer leurs fonctions convenablement, puisqu’ils craindraient de se faire poursuivre. Des études ont cependant démontré que les policiers ne pensent pas à la menace d’être poursuivi lorsqu’ils exercent leurs fonctions [22]. D’ailleurs, nombreux sont les policiers étant d’avis que la dissuasion de comportements illégaux passe avant tout par l’adoption d’une attitude exemplaire en tant que représentants des forces de l’ordre [23]. À mon sens, il serait dans l’intérêt de la justice de viser le développement d’un système où l’abus de force n’est pas la norme, mais bien l’exception à la règle. Les systèmes législatif et judiciaire devraient tenter de favoriser l’approche think first, shoot second au lieu de justifier des atteintes flagrantes aux droits fondamentaux des justiciables. 

 

En somme, il est clair que la protection constitutionnelle contre les fouilles et perquisitions abusives n’est pas suffisante. En effet, à quoi servent les lois écrites si elles sont presque inapplicables? L’interprétation actuelle de l’immunité qualifiée par les tribunaux américains créé non seulement une distorsion juridique en permettant le bafouement des droits fondamentaux, mais elle envoie également un message inquiétant aux agents des forces publiques à l’effet que ces derniers peuvent tirer en premier et réfléchir aux conséquences par la suite. Malgré l’appui majoritaire des juges à la Cour suprême, les États peuvent tout de même changer la donne en créant des listes d’infractions policières clairement établies et punissables. Le Congrès américain peut également mettre en place une loi venant nuancer l’application de l’immunité qualifiée [24]. Par exemple, peu après la mort de George Floyd, la démocrate Ayanna Pressley et le libertarien Justin Amash ont introduit un projet de loi visant à mettre fin à l’immunité qualifiée pour tous les employés de la fonction publique. [25]

 

Il est toujours possible de créer un système juste et raisonnable, permettant l’équilibre entre le respect des droits fondamentaux et l’ordre public. Cependant, d’importantes réformes s’imposent si l’on désire y arriver.

Sources

(1) Evan Hill et al., « How George Floyd Was Killed in Police Custody”, The New York Times, 31 mai 2020. 

(2) Véronique MALÉCOT et al., « En chiffres et en cartes : la réalité des violences policières aux Etats-Unis », Le Monde, 8 juin 2020.  

(3) U.S. CONST. ART. IV

(4) Amir H. ALI et Emily CLARK, « Qualified Immunity : Explained », The Appeal, 20 juin 2019.

(5) Id.

(6) Madeleine AGGELER, « What is Qualified Immunity », The Cut, 25 juin 2020. 

(7) Pierson v. Ray, 386 U.S. 547 (1967).

(8) Id.

(9) Id.

(10) Harlow v. Fitzgerald, 457 U.S. 800 (1982).

(11) Andrew CHUNG et al., « For Cops Who Kill, Special Supreme Court Protection», Reuters Investigates, 8 Mai 2020.

(12) Pearson v. Callahan, 555 U.S. 223 (2009).

(13) Préc, voir note 11.

(14) Id.

(15) Id.

(16) Michael J. McGARRY, Plaintiff-Appellant v. Board of County Commissioners of the County of Pitkin, 294 F. Supp. 3d 1170 (D.N.M. 2018).

(17) Préc., voir note 11.

(18) Préc., voir note 4.

(19) Id.

(20) Id.

(21) Id.

(22) Id.

(23) Id.

(24) REUTERS, « U.S. Lawmaker Readies Bill Aimed at Ending Police Court Protection », Reuters, 1 juin 2020

(25) Id.

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