
Nooran Rezayi: le drame qui ravive le débat sur l'usage de la force policière
Rédigé par Neelab Ramazan-Zada
Le dimanche 21 septembre 2025, un drame a secoué l’agglomération de Longueuil : un adolescent de 15 ans d’origine afghane, Nooran Rezayi, a été abattu par un policier lors d’une intervention [1]. La nouvelle de cette mort a provoqué une onde de choc dans la communauté, relançant une fois de plus le débat sur l’usage de la force policière au Québec.
Le 21 septembre 2025, à 14 h 47, un appel d’urgence au 911 signale la présence de quinze à vingt individus cagoulés et armés dans l’arrondissement de Saint-Hubert, à Longueuil [2]. Dix minutes plus tard, à 14 h 57, les premiers policiers arrivent sur les lieux [3].
À 14 h 58, une balle est tirée. Nooran Rezayi, 15 ans, s’effondre [4].
Selon la transcription de l’appel, la présence d’une arme à feu est mentionnée à au moins quatre reprises [5]. Pourtant, après l’intervention, la seule arme retrouvée est celle d’un policier. C’est ce qu’a confirmé le Bureau des enquêtes indépendantes, qui analyse actuellement les circonstances entourant la mort de l’adolescent [6].
Nooran Rezayi n’était pas armé. Pas de fusil, pas de couteau, pas de bâton. Rien [7].
Alors, comment expliquer qu’un adolescent sans arme ait perdu la vie en moins d’une minute d’intervention?
Ce drame, survenu en plein jour dans un quartier résidentiel tranquille, soulève une question plus vaste : jusqu’où peut aller la force policière au Québec, et comment faire pour la prévenir?
Le cadre juridique de l’usage de la force policière
À quel moment la force devient-elle légitime?
Au Canada, c’est le Code criminel [8] qui trace les grandes lignes du cadre légal entourant l’usage de la force.
D’abord, un policier peut employer la force nécessaire pour accomplir ce qui lui est enjoint s’il agit sur la base de motifs raisonnables [9]. Pour déterminer s’il existe des motifs raisonnables, le policier doit croire personnellement que son intervention est justifiée. Cette croyance doit aussi être objectivement fondée, c’est-à-dire qu’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances devrait conclure qu’il existait effectivement des motifs raisonnables d’employer la force [10]. Cependant, certains observateurs jugent que l’adjectif « raisonnables » est trop vague, ce qui laisse place à des interprétations variables d’une province à l’autre [11].
De plus, le recours à la force est limité à deux types de scénarios, soit pour empêcher la perpétration d’une infraction grave pouvant causer des blessures ou des dégâts, soit pour prévenir la commission d’un acte perçu comme une infraction grave [12].
D’ailleurs, un policier ne peut recourir à une force pouvant causer la mort ou des blessures graves que s’il estime, pour des motifs raisonnables, que cela est nécessaire pour protéger sa vie ou celle d’autrui [13]. Lorsqu’il y a un risque de fuite, le policier ne peut recourir à une telle force que si cinq conditions précises sont réunies: 1) le policier procède légalement à une arrestation avec ou sans mandat, 2) l’infraction permet une arrestation sans mandat, 3) la personne tente de fuir, 4) l’agent croit raisonnablement que la force est nécessaire pour protéger sa vie ou celle d’autrui contre un risque de mort ou de lésions corporelles et 5) aucun moyen moins violent ne permet d’empêcher la fuite [14]. En d’autres termes, la force mortelle n’est pas une option de contrôle, mais une mesure de dernier recours.
Le Code de déontologie des policiers du Québec [16] complète ce cadre juridique. Le policier doit éviter toute forme d’abus d’autorité et il ne doit jamais avoir recours à une force plus grande que celle nécessaire pour accomplir sa mission [16]. De plus, le policier doit faire preuve de prudence et de discernement dans l’usage d’une arme ou de tout équipement policier [17].
Dans l’arrêt R. c. Nasogaluak [18], la Cour suprême du Canada a affirmé que l’usage excessif de la force par un policier viole les droits fondamentaux garantis par la Charte canadienne des droits et libertés [19], notamment le droit à la vie, à la sécurité et à la liberté [20].
En somme, le policier peut recourir à la force lorsqu’il y a un danger réel et qu’aucun moyen moins violent ne permet d’assurer la sécurité publique. Cependant, dès que cette force dépasse ce qui est nécessaire, elle cesse d’être légitime.
Quelles conséquences pour un policier qui dépasse les limites?
Lorsqu’un policier fait un usage injustifié ou excessif de la force, des mécanismes déontologiques et criminels peuvent s’appliquer.
Sur le plan déontologique, un policier peut être cité devant le Tribunal administratif de déontologie policière pour avoir contrevenu au Code de déontologie des policiers du Québec [21]. Si le tribunal conclut à une faute, les sanctions peuvent aller, dans les cas les plus graves, jusqu’à la destitution et à l’inhabilité d’exercer ses fonctions pour une certaine période [22].
Sur le plan criminel, un policier est criminellement responsable s’il fait usage d’une force excessive [23]. Il peut notamment être accusé de voies de fait simples ou graves lorsqu’il est démontré qu’il a exercé un degré de force excessif à l’endroit d’une personne [24].
Des solutions pour rompre avec la culture de la force
Les caméras corporelles
Parmi les solutions envisagées pour contrer la violence policière, l’utilisation de caméras corporelles s’impose souvent comme un moyen privilégié pour renforcer la transparence et la responsabilisation des forces de l’ordre.
Selon les travaux du Comité permanent de la sécurité publique et nationale, plusieurs témoins ont soutenu que cette technologie constitue un outil concret pour améliorer la reddition de comptes et rétablir la confiance entre la police et la population [25]. Le vice-chef Teegee a notamment recommandé d’en accroître l’usage, particulièrement dans les collectivités autochtones, où le lien de confiance envers les institutions policières demeure fragile [26]. Il a également plaidé pour un accès facilité aux enregistrements vidéo afin que les citoyens et les familles des victimes puissent comprendre le déroulement réel des interventions [27].
La publication des données
La lutte contre la violence policière passe aussi par une meilleure transparence institutionnelle. Pour comprendre l’ampleur du problème et en mesurer l’évolution, il faut d’abord disposer de données fiables et accessibles.
Le Comité permanent de la sécurité publique et nationale (CPSPN) a recommandé que le gouvernement du Canada demande à la Gendarmerie royale du Canada de créer une base de données nationale recensant tous les cas de recours à la force par les services policiers [28]. Ces données devraient être désagrégées selon des variables, comme l’origine ethnique, le sexe, l’identité de genre et d’autres facteurs sociaux pertinents [29].
Une telle mesure permettrait non seulement de mieux comprendre les dynamiques de discrimination systémique, mais aussi d’évaluer l’efficacité des réformes mises en œuvre au fil du temps [30]. En rendant ces données publiques et accessibles, le gouvernement pourrait renforcer à la fois la confiance des citoyens et la responsabilité des institutions [31].
La désescalade : un changement de philosophie nécessaire
Parmi les pistes les plus prometteuses pour réduire les cas de recours excessif à la force, la désescalade occupe une place centrale. Les politiques et programmes de formation dans ce domaine sont désormais considérés comme essentiels pour remédier à l’usage disproportionné de la force, particulièrement à l’encontre des personnes autochtones et racisées, qui demeurent surreprésentées dans les interventions policières violentes [32].
Plusieurs experts, dont le chercheur Akwasi Owusu-Bempah, insistent sur la nécessité de rééquilibrer la formation policière. Selon lui, une part beaucoup trop importante de la formation actuelle demeure axée sur les compétences physiques et tactiques, comme la maîtrise des armes à feu, les poursuites à grande vitesse ou l’entraînement physique, au détriment des aptitudes communicationnelles et relationnelles [33]. Il préconise une refonte complète de la philosophie d’intervention, qui devrait placer la désescalade au cœur des tactiques policières [34].
Cette approche suppose d’apprendre aux agents à reconnaître les signes de tension, à maintenir le dialogue, à gérer le stress et à désamorcer les conflits avant qu’ils ne dégénèrent. Une telle formation doit être continue, adaptée aux réalités du terrain et accompagnée d’une culture organisationnelle qui valorise la résolution d’une situation sans violence [35].
La sensibilisation culturelle : comprendre avant d’agir
De pair avec la désescalade, la sensibilisation culturelle constitue un autre pilier indispensable d’une réforme durable de la pratique policière. L’étude parlementaire sur le racisme systémique dans les services policiers au Canada a mis en lumière l’importance de former les agents à mieux comprendre la diversité des communautés qu’ils desservent [36].
De nombreux témoins ont souligné que la méconnaissance de l’histoire, des traditions et des réalités sociales des différentes populations marginalisées, qu’elles soient autochtones, racisées ou immigrantes, alimente souvent la méfiance et les malentendus [37]. Former les policiers à la diversité culturelle, c’est leur donner les outils pour communiquer avec respect, éviter les stéréotypes et intervenir sans reproduire les préjugés ancrés dans la société.
Le désarmement partiel des équipes de patrouille
L’idée de désarmer une partie des policiers en patrouille gagne lentement du terrain au Québec. En 2021, Projet Montréal, le parti de la mairesse d’alors, Valérie Plante, a proposé un projet-pilote visant à retirer les armes à feu à certains policiers, notamment ceux affectés à des missions de proximité ou de prévention [38]. L’objectif était de réduire les risques de dérapage lors d’interventions de routine [39].
Ce débat, encore marginal ici, est pourtant bien ancré en Europe, où plusieurs pays appliquent depuis longtemps un modèle de patrouille non armée [40]. Au Royaume-Uni, par exemple, la majorité des agents ne portent pas d’armes à feu lors de leurs rondes quotidiennes [41]. Cette tradition, qui remonte au XIXᵉ siècle, repose sur une philosophie claire selon laquelle le policier est avant tout un gardien du citoyen. Son rôle est de maintenir la paix, d’être visible et accessible, et non d’inspirer la crainte. Cette approche est accompagnée d’un taux d’incidents mortels extrêmement faible, preuve qu’une police non armée peut fonctionner efficacement dans une société moderne [42].
La Norvège a une approche similaire et illustre qu’une police efficace n’a pas besoin d’être armée en permanence [43]. Après l’attentat d’Anders Behring Breivik en 2011, les policiers ont temporairement porté des armes à feu par crainte d’une nouvelle attaque [44]. Toutefois, dès que la menace a diminué, la mesure a été levée et les agents ont réduit leur armement de nouveau [45]. Ce choix traduit la volonté du pays de privilégier la confiance plutôt que la force.
Réformer le Code criminel : préciser ce qui est « raisonnable »
Au-delà des pratiques policières et des mesures de formation, plusieurs experts estiment que la réflexion sur la violence policière doit aussi s’attaquer au cadre législatif lui-même. Comme mentionné précédemment, le Code criminel, qui régit l’usage de la force par les agents de la paix, comporte des dispositions souvent jugées trop imprécises [46].
Devant le CPSPN, le Dr Allen Benson a souligné que les articles du Code relatifs aux moyens de défense et à la « force raisonnable » manquent de précision [47]. Cette indétermination juridique entraîne des divergences dans les politiques provinciales et municipales sur l’emploi de la force, créant une mosaïque de pratiques plutôt qu’une conduite uniforme [48]. Une norme fédérale claire définissant le recours légitime à la force, élaborée en concertation avec des civils et des groupes minoritaires tels que les Autochtones, permettrait d’établir un standard national cohérent, réduisant les disparités entre les juridictions et renforçant la prévisibilité des décisions [49].
La mort de Nooran Rezayi n’est pas qu’un drame isolé : elle est le reflet d’un malaise collectif. À travers ce jeune de 15 ans tombé sous les balles de ceux censés protéger, c’est toute une société qui s’interroge sur les limites du pouvoir d’agir et sur la valeur d’une vie humaine face à l’autorité armée.
Chaque intervention policière devrait reposer sur la conviction selon laquelle la force ne peut jamais être la première réponse. Pourtant, les événements récents révèlent les failles d’un système où la peur, la précipitation ou le manque de formation peuvent transformer une situation ordinaire en tragédie.
La violence policière non-justifiée laisse derrière elle des fractures profondes, telles que la méfiance des citoyens, la colère des communautés marginalisées et la perte de crédibilité d’une institution essentielle à l’ordre social. Une fois la confiance brisée, la réparer devient un défi immense.
La justice, au fond, ne se mesure pas au nombre d’arrestations ni au calme apparent des rues, mais à la capacité d’un État à préserver la dignité de chacun, même dans le chaos. Si la mort de Nooran Rezayi peut nous rappeler cela, alors peut-être que de cette tragédie naîtra enfin une conscience plus juste : celle d’une société où la sécurité n’exige plus la peur, et où la paix n’a plus besoin d’arme.
Sources
[1] Pascal ROBIDAS, « Nooran Rezayi : la présence d’une arme à feu mentionnée à au moins quatre reprises au 911 », Radio-Canada, 27 septembre 2025, en ligne : <https://ici.radio canada.ca/nouvelle/2195542/armes-police-longueuil-intervention-nooran-rezayi> (consulté le 14 octobre 2025).
[2] Id.
[3] Id.
[4] Id.
[5] Id.
[6] Radio-Canada, « Ado tué par un policier : les autorités appellent au calme à la veille de rassemblements », Radio-Canada, 26 septembre 2025, en ligne : <https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2195363/nooran-rezayi-spal-autorites-calme-rassemblements-longueuil> (consulté le 14 octobre 2025).
[7] Patrick LAGACÉ, « Mort de Nooran Rezayi – Il n’était pas armé », La Presse, 24 septembre 2025, en ligne : <https://www.lapresse.ca/actualites/chroniques/2025-09-24/mort-de-nooran-rezayi/il-n-etait-pas-arme.php> (consulté le 14 octobre 2025).
[8] Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46.
[9] Id., art. 25.
[10] R. c. Storrey, [1990] 1 R.C.S. 241.
[11] CHAMBRE DES COMMUNES, Racisme systémique au sein des services policiers au Canada – Rapport du Comité permanent de la sécurité publique et nationale, en ligne :<https://publications.gc.ca/collections/collection_2021/parl/xc76-1/XC76-1-1-432-6-fra.pdf> (consulté le 27 octobre 2025).
[12] Code criminel, préc., note 8, art. 27.
[13] Id., art. 25.
[14] Id.
[15] Code de déontologie des policiers du Québec, RLRQ, c. P-13.1, r. 1.
[16] Id., art. 6.
[17] Id., art. 11.
[18] R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6.
[19] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)].
[20] Id., art. 7.
[21] COMMISSAIRE À LA DÉONTOLOGIE POLICIÈRE, L’usage de la force, en ligne : <https://deontologie-policiere.gouv.qc.ca/pouvoirs-et-devoirs-policiers/usage-de-la-force> (consulté en ligne le 25 octobre 2025).
[22] Id.
[23] Code criminel, préc., note 8, art. 26.
[24] COMMISSAIRE À LA DÉONTOLOGIE POLICIÈRE, préc., note 21.
[25] CHAMBRE DES COMMUNES, préc., note 11.
[26] Id.
[27]Id.
[28] Id.
[29] Id.
[30] Id.
[31] Id.
[32] Id.
[33] Id.
[34] Id.
[35] Id.
[36] Id.
[37] Id.
[38] Jeanne CORRIVEAU et Zacharie GOUDREAULT, « Projet Montréal propose de désarmer certains policiers », Le Devoir, 12 avril 2021, en ligne : <https://www.ledevoir.com/politique/montreal/598598/projet-montreal-propose-de-desarmer-certains-policiers> (consulté le 14 octobre 2025).
[39] Id.
[40] Rick NOACK, « 5 countries where most police officers do not carry firearms – and it works well », The Washington Post, 8 juillet 2016, en ligne : <https://www.washingtonpost.com/news/worldviews/wp/2015/02/18/5-countries-where-police-officers-do-not-carry-firearms-and-it-works-well/?utm_source> (consulté le 14 octobre 2025).
[41] Id.
[42] Id.
[43] Miriam BERGER et Rick NOACK, « From guns to neck restraint: How police tactics differ around the world », The Washington Post, 21 avril 2021, en ligne : <https://www.washingtonpost.com/world/2020/06/06/guns-neck-restraint-how-police-tactics-differ-around-world/> (consulté le 14 octobre 2025).
[44] Id.
[45] Id.
[46] CHAMBRE DES COMMUNES, préc., note 11.
[47] Id.
[48] Id.
[49] Id.



