
La vulgarité de l'un est la poésie de l'autre
Rédigé par Lyna Allouane
L’assassinat de Charlie Kirk a bouleversé le monde. Sur les réseaux sociaux, le défunt est à présent perçu comme un martyr des idéologies « trumpiennes ». Sa mort relance un débat qui dépasse les frontières américaines, celui de la liberté d’expression.
Des deux côtés du 49ᵉ parallèle nord, cette liberté fondamentale ne s’exerce pas de la même manière. Aux États-Unis, elle est presque absolue, protégée comme un pilier sacré de la démocratie, même lorsqu’elle choque ou divise. Au Canada, elle demeure tout aussi essentielle, mais encadrée par le respect d’autrui et la préservation du vivre-ensemble.
Deux nations voisines, deux philosophies : l’une érige la parole en droit, l’autre en devoir. Et c’est à travers la figure controversée de Charlie Kirk que s’incarne ce fossé.
Charlie Kirk : figure controversée de la droite américaine
Né en 1993 à Arlington Heights, dans l’Illinois, Charlie Kirk s’est imposé comme l’un des plus jeunes et influents activistes conservateurs des États-Unis [1]. En 2012, il fonde Turning Point USA, une organisation destinée à mobiliser les étudiants autour des valeurs conservatrices [2]. Sous l’ère Trump, son influence explose : il devient un invité récurrent de Fox News, multiplie les tournées universitaires et anime l’un des balados politiques les plus suivis du pays [3].
Mais Kirk s’est surtout fait connaître pour ses prises de position souvent jugées radicales : il a comparé l’avortement à la Shoah, qualifié l’esclavage de « moindre mal », et accusé la communauté LGBTQ+ de « détruire les valeurs américaines » [4]. Il justifiait également les fusillades de masse au nom du droit de porter des armes, estimant qu’il s’agissait d’un « prix à payer pour la liberté » [5]. Ses propos font de lui, pour certains, un défenseur intransigeant des droits fondamentaux, pour d’autres, un représentant des dérives d’une liberté d’expression devenue sans limites. La question se pose alors : un « Charlie Kirk » canadien aurait-il pu aller aussi loin dans ses propos? Pour le savoir, il faut comparer les deux systèmes juridiques et leur conception même de la liberté d’expression.
La liberté d’expression : un droit quasi absolu aux États-Unis
Aux États-Unis, la liberté d’expression est quasi sacrée. Protégée par le premier amendement de la Constitution des États-Unis, la parole est perçue comme une arme de la démocratie plutôt qu’une menace à contrôler [6]. « Il n’y a pas de distinction entre expression tout court et expression de haine », explique Josh Blackman, professeur de droit constitutionnel du South Texas College of Law Houston. « On peut tenir des propos haineux, et ils sont pleinement protégés par le premier amendement. On peut tenir des propos racistes, homophobes, xénophobes, ou autres, tout cela est protégé [7]. »
En effet, le « discours haineux » n’est pas une notion reconnue par la jurisprudence américaine [8]. Le premier amendement de la Constitution américaine protège de nombreuses formes d’expression qui, ailleurs dans le monde, seraient considérées comme répréhensibles [9]. Dans la décision Matal v. Tam (2017), la Cour suprême des États-Unis a réaffirmé ce principe avec force [10]. Le juge Samuel Alito, s’appuyant sur une célèbre opinion du juge Oliver Wendell Holmes en 1929, écrivait :
« Un discours qui rabaisse autrui en raison de la race, de l’origine ethnique, du genre, de la religion, de l’âge, d’un handicap ou de tout autre motif similaire est haineux; mais la plus grande fierté de notre jurisprudence en matière de liberté d’expression est que nous protégeons la liberté d’exprimer la pensée que nous détestons [11]. »
Cette philosophie trouve aussi écho dans les mots du juge John Marshall Harlan II, qui déclarait dans Cohen v. California (1971) : « la vulgarité de l’un est la poésie de l’autre [12] ». En d’autres termes, la liberté d’expression ne se mesure pas à la délicatesse des mots, mais à la conviction qu’aucune idée, aussi dérangeante soit-elle, ne doit être réduite au silence [13].
Dans le modèle américain, même les propos les plus provocateurs bénéficient d’une large protection juridique, tant qu’ils ne constituent pas une incitation directe à la violence, la Cour suprême américaine préférant risquer un excès de liberté plutôt que d’imposer la censure. Selon cette logique, la réponse constitutionnellement permise à un discours controversé n’est pas la censure, mais ce que les juristes appellent le « counterspeech », autrement dit : plus de parole, et non le silence [14]. Le counterspeech s’est illustré tout au long de l’histoire dans le mouvement des droits civiques, les marches LGBTQ+, ou encore les manifestations contre les violences raciales. Selon l’American Bar Association, il y a eu récemment « une remarquable et bipartisane mobilisation d’expressions et de manifestations pacifiques dénonçant les idéologies haineuses tout en célébrant le renouveau de l’engagement national envers l’égalité, l’inclusivité et l’harmonie entre les groupes [15] ».
Ainsi, l’espace public doit exister comme un « marché des idées », un lieu où toutes les opinions, même les plus extrêmes, peuvent s’affronter [16]. Cette approche repose sur une conviction forte : le meilleur moyen de combattre une mauvaise idée n’est pas de la faire taire, mais de lui opposer une meilleure idée. Autrement dit, aux États-Unis, la réponse à la parole, c’est encore la parole [17].
C’est ce qui permet à des figures comme Charlie Kirk de tenir des propos ouvertement controversés, voire offensants, sans craindre de poursuites judiciaires. Dans cette logique, la liberté d’expression y est considérée comme presque absolue, même lorsque la morale, elle, vacille.
Au Canada : une liberté tempérée par la responsabilité
Au Canada, la liberté d’expression occupe une place centrale, c’est le souffle même de la démocratie. Elle est protégée à la fois par l’article 3 de la Charte québécoise et l’article 2b) de la Charte canadienne [18]. Elle garantit à chacun le droit de dire, d’écrire, de créer ou même de choquer sans se limiter aux idées qui font consensus [19]. Elle englobe aussi les idées qui dérangent, car une société sans conflits intellectuels cesse tout simplement de penser.
Mais cette liberté, aussi vaste soit-elle, ne donne pas carte blanche. Elle connaît ses limites, à la fois intrinsèques et extrinsèques, qui rappellent que la parole n’est jamais totalement affranchie de toute responsabilité. L’affaire Mike Ward c. Commission des droits de la personne illustre parfaitement cet équilibre fragile entre la liberté artistique et la protection de la dignité humaine [20]. Dans cette affaire très médiatisée, l’humoriste québécois avait été accusé d’avoir tenu des propos discriminatoires envers Jérémy Gabriel, un jeune chanteur atteint d’un handicap. Si la Cour suprême du Canada a finalement donné raison à Ward au nom de la liberté artistique, elle a néanmoins rappelé que la liberté d’expression n’est pas un laissez-passer pour humilier gratuitement : elle doit toujours être mise en balance avec la dignité d’autrui [21].
Ainsi, au Canada, s’exprimer librement c’est aussi savoir où s’arrête la parole pour ne pas devenir violente [22]. D’un côté, certaines formes d’expression sont exclues d’emblée, comme les propos violents, les menaces ou les messages diffusés en envahissant la propriété d’autrui [23]. De l’autre côté, la loi peut parfois imposer certaines limites lorsqu’elles visent à protéger la sécurité publique, la réputation ou la dignité des personnes [24].
C’est ici qu’entre en jeu le test de l’arrêt Oakes, établi par la Cour suprême du Canada en 1986 [25]. Ce test permet de déterminer si une atteinte à un droit garanti par la Charte canadienne peut être justifiée dans une société libre et démocratique [26]. Pour qu’une limite soit jugée raisonnable, l’État doit démontrer qu’elle poursuit un objectif d’intérêt public urgent et réel, que les moyens utilisés sont proportionnés et qu’ils portent minimalement atteinte au droit protégé [27]. En d’autres termes, toute restriction à la liberté d’expression doit être nécessaire, mesurée et justifiée [28]. Ce mécanisme protège les citoyens contre les abus de pouvoir tout en permettant à l’État de préserver la cohésion sociale [29]. Ainsi, la parole peut être restreinte lorsqu’elle devient diffamatoire, haineuse ou qu’elle porte atteinte à la vie privée [30].
En somme, au Canada, s’exprimer librement ne signifie pas pouvoir tout dire sans conséquence. En effet, la liberté d’expression s’accompagne d’une responsabilité civique et morale, indissociable du vivre-ensemble. Là où les Américains se méfient instinctivement du pouvoir de l’État et placent la liberté d’expression au sommet des droits fondamentaux, les Canadiens, eux, valorisent davantage le rôle du droit pour encadrer la parole et protéger la dignité humaine.
C’est dans cette optique que les prises de position de Charlie Kirk, figure médiatique américaine connue pour ses propos incendiaires, auraient sans doute franchi la ligne rouge au Canada. Ses discours, qui ciblent des groupes en raison de leur religion, de leur orientation sexuelle ou de leur origine ethnique, pourraient ici être considérés comme une incitation publique à la haine, un acte réprimé par l’article 319(1) du Code criminel canadien [31]. Ce contraste illustre bien la différence de philosophie entre les deux pays : aux États-Unis, la liberté de parole est quasi sacrée; au Canada, elle demeure un droit fondamental encadré par le devoir de respect et la protection du bien commun.
Liberté en quête de mesure
Finalement, la véritable question n’est peut-être pas de savoir s’il faut restreindre ou non la liberté d’expression, mais plutôt comment en faire un usage responsable. Qu’il s’agisse de Charlie Kirk ou de Mike Ward, ces figures, bien que diamétralement opposées – l’une politique et l’autre artistique – illustrent la même problématique : comment concilier liberté et respect, droit individuel et bien collectif? Entre le modèle américain, qui fait de la parole un absolu, et le modèle canadien, qui la tempère par la responsabilité, se dessine la complexité d’une démocratie moderne qui cherche encore son juste équilibre.
Sources
[1] Scott SCHNEIDER, « Arlington Heights native Charkie Kirk remembered at community memorial », Fox32 Chicago, 14 septembre 2025, en ligne : <https://www.fox32chicago.com/news/arlington-heights-native-charlie-kirk-remembered-community-memorial> (consulté le 31 octobre 2025).
[2] Tracy GRANT, « Charlie Kirk | Turning Point, Donald Trump, Assassination, & Biography », Encyclopædia Britannica, 11 septembre 2025, en ligne: <https://www.britannica.com/biography/Charlie-Kirk> (consulté le 31 octobre 2025).
[3] Elodie SOINARD, « Le mouvement de Charlie Kirk de retour sur les campus », La Presse, 25 septembre 2025, en ligne : <https://www.lapresse.ca/international/etats-unis/2025-09-25/le-mouvement-de-charlie-kirk-de-retour-sur-les-campus.php> (consulté le 1er novembre 2025).
[4] Helen COSTER et Maria TSVETKOVA, « Charlie Kirk’s rhetoric inspired supporters, enraged foes », Reuters, 13 septembre 2025, en ligne: <https://www.reuters.com/world/us/charlie-kirks-rhetoric-inspired-supporters-enraged-foes-2025-09-13/> (consulté le 31 octobre 2025).
[5] Judes SHEERIN et Ana Faguy, « Qui était Charlie Kirk, l’influencuer conservateur et allié de Trump assassiné par balle ? », BBC News, 11 septembre 2025, en ligne : <https://www.bbc.com/afrique/articles/c147n583zr4o> (consulté le 30 octobre 2025).
[6] U.S. CONST. amend. I.
[7] Janie GOSSELIN, « La liberté d’expression dans le viseur », La Presse, 24 septembre 2025, en ligne : <https://www.lapresse.ca/international/etats-unis/2025-09-24/la-liberte-d-expression-dans-le-viseur.php> (consulté le 2 novembre 2025).
[8] Ken WHITE, « Op-Ed: Actually, hate speech is protected speech », Los Angeles Times, 8 juin 2017, en ligne :
<https://www.latimes.com/opinion/op-ed/la-oe-white-first-amendment-slogans-20170608-story.html> (consulté le 2 novembre 2025).
[9] U.S. CONST., préc., note 6.
[10] Matal v. Tam, 137 S. Ct. 1744 (2017).
[11] STANFORD UNIVERSITY, « Freedom of Expression », (2025), en ligne : Freedom of Expression <https://freespeech.stanford.edu/>
[12] Cohen v. California, 403 U.S. 15 (1971).
[13] Vera EIDELMAN et Ben WIZNER, « Protecting Free Speech in the Face of Government Retaliation », ACLU, 18 septembre 2025, en ligne : <https://www.aclu.org/news/free-speech/protecting-free-speech-in-the-face-of-government-retaliation> (consulté le 2 novembre 2025).
[14] Nadine STROSSEN, « Counterspeech in Response to Changing Notions of Free Speech », American Bar Association, 19 novembre 2018, en ligne : <https://www.americanbar.org/groups/crsj/resources/human-rights/archive/counterspeech-response-changing-notions-free-speech/> (consulté le 2 novembre 2025).
[15] Id.
[16] Laurence NARDON, « États-Unis : la liberté d’expression face aux attaques du mouvement MAGA », Institut français des relations internationales, 26 septembre 2025, en ligne : <https://www.ifri.org/fr/editoriaux/etats-unis-la-liberte-dexpression-face-aux-attaques-du-mouvement-maga> (consulté le 6 novembre 2025).
[17] N. STROSSEN, préc., note 14.
[18] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12, art 3. ; Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)], art. 2b).
[19] DICTIONNAIRE DE DROIT QUÉBÉCOIS ET CANADIEN, « Liberté d’expression », 1er juin 2023, en ligne : <https://app.caij.qc.ca/fr/dictionnaires/dictionnaire-reid-6/Liberte_0_defpart_Liberte_0_d_expression[MD1] [AB2] >
[20] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43.
[21] Id., par. 21.
[22] Id., par. 77.
[23] Gérald-A. BEAUDOIN et Pierre THIBAULT, Les droits et libertés au Canada, Chapitre 8 – Les libertés fondamentales, Montréal, Wilson & Lafleur, 2000, p. 209.
[24] R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
[25] Id.
[26] Id., par 42.
[27] Id., par 70.
[28] R. c. Oakes, préc., note 24.
[29] G.-A. BEAUDOIN et P. THIBAULT, préc., note 23.
[30] R. c. Oakes, préc., note 24.
[31] Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46, art. 319(1).



