
Vérités et illusions au temps de la
désinformation
Rédacteur: Gabriel Bois
Dans une ère où l’information circule plus vite qu’elle ne peut être vérifiée, il peut s’avérer difficile de différencier le vrai du faux, la nouvelle de la satire ou encore l’impartialité de la partisanerie. Comme constaté dans La Matrice, il est parfois complexe de distinguer l’illusion de la réalité, la fausse nouvelle de la vraie. Alors que les gouvernements commencent à légiférer en la matière, certains groupes se lèvent, craintifs de se voir imposer une vérité absolue par les Agents, ces derniers tentant de préserver le calme et la sécurité au sein de la fausse réalité offerte par la matrice.
Le phénomène des fausses nouvelles
La fausse nouvelle est définie comme étant « une information soit carrément fausse, soit détournée, exagérée ou dénaturée à un point tel qu’elle n’est plus véridique, présentée comme une vraie nouvelle dans le but de tromper les gens » [1]. Le concept, somme toute assez simple en théorie, peut causer de nombreux problèmes lorsqu'il est question de différencier une fausse nouvelle d’une rubrique humoristique, d’une information erronée ou d’un renseignement trompeur.
Les médias sociaux, grâce à leur popularité, à leur accessibilité et à leur rapidité à transmettre de l’information, sont évidemment le moyen privilégié afin de propager de fausses nouvelles. Pensons simplement aux élections américaines de 2016, où de nombreuses personnes accusent encore aujourd'hui la Russie de s’être ingérée dans les affaires des États-Unis grâce à des « bots informatiques » qui auraient servi à partager des fausses nouvelles [2]. Ainsi, face au phénomène de la désinformation prenant une ampleur alarmante, certaines lois ont été créées aux quatre coins du globe afin de contrer la diffusion des fausses nouvelles.
L’État et le contrôle de l’information, un duo controversé
Le 2 octobre 2019, le Protection from Online Falsehoods and Manipulation Bill (ci-après la « Loi ») de Singapour, souvent surnommé dans les médias la loi « anti-fausses nouvelles » [3], est entré en vigueur. Cette nouvelle loi rend illégale la diffusion de « fausses déclarations de faits » qui seraient préjudiciables à la « sécurité de Singapour », à la « tranquillité publique » ou aux « relations amicales de Singapour avec d’autres pays », entre autres choses [4]. La Loi donne notamment au gouvernement en place les pouvoirs d’ordonner que des informations considérées fausses soient effacées, corrigées ou encore que des comptes ou des sites diffusant de telles informations soient bloqués [5]. Les informations partagées en messagerie privée sont également visées par ces dispositions législatives [6].
Cependant, ce sont les sanctions pénales de cette législation qui sont perturbantes. La Loi concède ainsi au gouvernement un pouvoir d’application contre les entreprises technologiques tels que les Google, Facebook et Twitter de ce monde en leur imposant des amendes allant jusqu'à 1 million SGD (environ 735 000 USD) si de fausses nouvelles sont diffusées sur ces sites [7]. Les individus qui publient de telles informations peuvent eux aussi faire face à des amendes salées et parfois même à des peines de prison allant jusqu'à dix ans, dépendamment de l’implication des « bots informatiques » dans la publication des informations considérées fausses [8].
Il est essentiel de spécifier que le Parti d’action populaire de Singapour, qui gouverne sans interruption la cité-État depuis l’indépendance complète de cette dernière en 1959, a mis en place cette loi controversée peu de temps avant les prochaines élections qui se dérouleront en mars 2020 [9]. Nul besoin de mentionner que de nombreux opposants se sont levés, s’inquiétant des implications qu’une telle loi pourrait avoir sur la liberté d’expression dans un pays qui se situe présentement à la 151e place sur 180 au Classement mondial de la liberté de presse 2019, selon l’organisme Reporters sans Frontières [10].
La criminalisation de la liberté d’expression
Évidemment, une loi qui prévoit des sanctions monétaires graves ainsi que des peines d’emprisonnement a tout pour alarmer. Bien qu’il affirme légiférer avec la seule intention d’éviter la propagation rapide des fausses nouvelles, le gouvernement singapourien, en raison de son historique peu reluisant en matière de liberté de presse et de protection de la dissidence politique, ne convainc que peu de personnes [11]. C’est notamment le cas de Phil Robertson, directeur adjoint de la division asiatique de l’organisation internationale non gouvernementale « Human Rights Watch », qui n’hésite pas à critiquer le gouvernement de Singapour et sa tendance à qualifier « everything they disagree with as false and misleading » [12,13].
Ainsi, plusieurs groupes activistes déplorent l’augmentation de ces lois « anti-fausses nouvelles » à travers le monde dans le but de lutter contre un problème fort réel que personne ne semble vraiment être en mesure de combattre [14]. En effet, plusieurs gouvernements, reprochant l’inaction des géants du web face aux fausses nouvelles et aux contenus haineux se trouvant sur les sites de ces derniers, y ont vu une opportunité en or pour justifier ces nouvelles législations. Toutefois, bien que ces lois puissent être présentées comme des mesures essentielles afin de lutter contre la désinformation, l’instrumentalisation de telles lois afin de restreindre la liberté d’expression et de presse inquiète de nombreux experts. Serait-ce vraiment surprenant que des gouvernements un peu trop intéressés à conserver le pouvoir utilisent ces lois afin de censurer des médias, des journalistes, des individus ou des géants du web qui présentent des idéologies différentes de celles du gouvernement en place ? Ce scénario ne relève malheureusement pas de la science-fiction…
Ces régulations entraînent aussi un tout autre type de censure : l’autocensure. En effet, la loi singapourienne, notamment par le biais de son application aux messageries privées, pourrait fortement inciter les individus à s’autocensurer en ligne, de crainte de voir leur discours se faire étiqueter comme étant de la fausse information. C’est aussi le cas pour les journalistes qui pourraient devenir réticents à prendre part à des enquêtes ou à des reportages qui iraient à l’encontre des intérêts du gouvernement en place. Vraisemblablement, les lois « anti-fausses nouvelles », en tentant de résoudre un problème, en créent plutôt plusieurs autres.
Et au Canada ?
Il est peut-être surprenant d’apprendre que la publication volontaire de fausses nouvelles était interdite – et même criminelle – au Canada jusqu’en 1992. L’article 181 du Code criminel fut invalidé par la Cour suprême dans le jugement Reine c. Zundel, car il violait la liberté d’expression. En effet, cette atteinte ne pouvait être justifiée par l’article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, selon une faible majorité de juges du plus haut tribunal du pays [15]. De nos jours, il faut donc se contenter des dispositions de droit civil, notamment celles des recours en diffamation et pour atteinte à la réputation, pour se voir offrir une quelconque réparation pour un dommage causé par une fausse nouvelle [16].
Aujourd'hui, ce jugement de la Cour suprême semble être plus d’actualité que jamais. Serait-il pertinent de légiférer contre les fausses nouvelles au Canada ? De nombreux questionnements furent soulevés lors des dernières élections fédérales concernant la propagation d’informations truquées, de rumeurs qui s’avéraient fabriquées de toutes pièces ou encore de « memes » Internet que certains confondaient avec de réelles nouvelles [17, 18]. Le 11 septembre dernier, un amendement à l’article 91 de la Loi électorale du Canada (ci-après la « Loi électorale ») entrait en vigueur, interdisant à toute personne en période électorale « de faire ou de publier avec l’intention d’influencer les résultats d’une élection » de fausses déclarations sur divers sujets concernant un candidat, une personne qui désire se porter candidat, un chef de parti ou une personnalité publique liée à un parti politique [19]. Le non-respect de cet amendement à la Loi électorale peut entraîner, pour les contrevenants, des peines de prison allant jusqu'à cinq ans ainsi que des amendes pouvant s’élever à 50 000 $ [20]. L’article 91 de cette loi, actuellement contesté par la « Canadian Constitution Foundation », n’a toutefois pas été utilisé lors des dernières élections fédérales [21].
Le bon choix
Dans La Matrice, le protagoniste, Neo, se retrouve face à un choix difficile, représenté par une pilule bleue et une pilule rouge. La première permettrait à Neo de retrouver son ancienne vie, soit une vie d’ignorance, de bonheur et de sécurité, mais qui n’est, au final, qu’une simple illusion. La seconde lui permettrait plutôt de découvrir une nouvelle vie, soit une vie brutale où il devrait lutter pour sa liberté et où les vérités seraient difficiles à accepter, mais elles seraient authentiques. La dualité du choix qui est offert à Neo est un concept auquel il est difficile d’associer une « bonne » réponse.
Aujourd'hui, les fausses nouvelles sont un réel problème puisqu'elles créent de la désinformation au sein d’une population qui est de nos jours de plus en plus connectée, mais qui est aussi de plus en plus polarisée par rapport à ses opinions et, par conséquent, de plus en plus facile à influencer. La diversification de l’offre médiatique – une bonne chose en soi –, grâce à l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux, permet à certains groupes malicieux de moduler l’information pour la présenter selon un angle précis, parfois en altérant la réalité ou même en inventant carrément des faits. À l’heure actuelle, malgré l’offre de nouvelles grandissante et la facilité d’accès à de nombreuses sources d’informations, les citoyens associent davantage le devoir de s’informer à une corvée plutôt qu’à un simple moment de détente le matin, où il ne suffisait auparavant qu’à ramasser son journal au pied de la porte et à le lire en sirotant son café. Pour s’informer, chacun doit maintenant analyser la véracité de l’information qu’il reçoit. En tentant de faciliter la vie de tous, Internet semble avoir rendu la tâche plus complexe qu’elle ne l’était auparavant.
Visiblement, il n’y a pas de solution parfaite au problème des fausses nouvelles pour le moment. Le manque d’intervention face à cette problématique ne semble plus fonctionner. Réglementer est dangereux. Est-il possible de criminaliser les fausses nouvelles, cette technique étant adoptée par un nombre grandissant de pays, sans pour autant brimer la liberté d’expression ? Comment peut-on différencier ce qui est une fausse nouvelle de ce qui est réel, de ce qui se veut humoristique ou de ce qui se veut partisan ? Qui est en pouvoir de déterminer quel est le bon choix ? Ce sont là toutes des questions que nous devrons nous poser.
Dans La Matrice, Neo choisit la pilule rouge. Tôt ou tard, nous devrons nous aussi choisir quelle pilule nous déciderons d’avaler collectivement.
Sources
1 BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALES DU QUÉBEC, « Qu'est-ce qu'une fausse nouvelle? », BANQ, en ligne : <http://www.banq.qc.ca/services/fausses_nouvelles/fausse_nouvelle.html> (consulté le 2 novembre 2019).
2 Jane MAYER, « How Russia Helped Swing the Election for Trump », The New Yorker, en ligne : <https://www.newyorker.com/magazine/2018/10/01/how-russia-helped-to-swing-the-election-for-trump> (consulté le 2 novembre 2019).
3 John GEDDIE, « Singapore 'fake news' law set to come into force on Wednesday », Reuters, en ligne : <https://www.reuters.com/article/us-singapore-fakenews/singapore-fake-news-law-set-to-come-into-force-on-wednesday-idUSKBN1WG3ND> (consulté le 2 novembre 2019).
4 Protection from Online Falsehoods and Manipulation Act 2019, no. 18 of 2019, art. 4.
5 James GRIFFITHS, « Singapore 'fake news' law comes into force, offenders face fines and prison time », CNN, en ligne : <https://www.cnn.com/2019/10/02/asia/singapore-fake-news-internet-censorship-intl-hnk/index.html> (consulté le 2 novembre 2019).
6 Alexis DE LANCER et Bouchra OUATIK, « Pourquoi n’est-il pas illégal de propager de fausses nouvelles au pays? », Radio-Canada, en ligne : <https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1360304/lois-anti-fausses-nouvelles-canada-censure-liberte-expression> (consulté le 4 novembre 2019).
7 J. GRIFFITHS, préc., note 5.
8 Id.
9 Ashley WESTERMAN, « 'Fake News' Law Goes Into Effect In Singapore, Worrying Free Speech Advocates », National Public Radio, en ligne : <https://www.npr.org/2019/10/02/766399689/fake-news-law-goes-into-effect-in-singapore-worrying-free-speech-advocates> (consulté le 2 novembre 2019).
10 REPORTERS SANS FRONTIÈRES, « Singapour », Reporters sans frontières, en ligne : <https://rsf.org/fr/singapour> (consulté le 4 novembre 2019).
11 J. GRIFFITHS, préc., note 5.
12 [Traduction] Tout ce avec quoi il est en désaccord comme étant faux et trompeur.
13 J. GRIFFITHS, préc., note 5.
14 A. DE LANCER et B. OUATIK, préc., note 6.
15 R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731.
16 A. DE LANCER et B. OUATIK, préc., note 6.
17 [Traduction] Une image, une vidéo, un texte, etc., qui passe très rapidement d'un utilisateur d'Internet à un autre, souvent avec de légères modifications rendant le contenu humoristique.
18 « Meme », Oxford Advanced Learner's Dictionary, en ligne : <https://www.oxfordlearnersdictionaries.com/definition/english/meme?q=meme> (consulté le 24 novembre 2019).
19 Loi électorale du Canada, L.C. 2000, c. 9, art. 91.
20 Evan DYER, « Watch what you tweet: New election law 'chills speech,' say critics », CBC News, en ligne : <https://www.cbc.ca/news/politics/elections-canada-section-91-2019-election-1.5345250> (consulté le 4 novembre 2019).
21 Id.