L'affaire Hansel et Gretel : retour à l'Index
Rédactrice: Ariane Girard
Yvan Godbout, c’était un enfant timide qui passait ses temps libres à la bibliothèque, véritable passionné du pouvoir des mots. Inspiré par le roi américain de l’horreur, il écrit ses premiers livres et est acclamé par la critique, maniant le glauque et le macabre d’une main de maître [1]. Il est également finaliste au Prix littéraire Boréal-Aurora [2] en 2018, prestigieux prix de littérature fantastique et de science-fiction décerné par le public, pour son livre Hansel et Gretel [3]. Mais c’est également un homme ayant fait l’objet d’accusations de fabrication et de distribution de pornographie juvénile. Tout cela pour avoir écrit.
Ce que je vous propose, c’est un bref retour dans le temps. La première partie de ce texte a été rédigée à la mi-mars 2020, à partir des informations qui étaient disponibles à ce moment. La deuxième partie de ce texte a été rédigée en octobre 2020, quelques jours à peine après la date dudit procès.
Il s’agit ainsi, dans un premier temps, de faire l’analyse des différentes questions constitutionnelles et juridiques pouvant être soulevées, d’étayer les enjeux qui occupent le trône central dans l’affaire et de discuter les arguments déjà avancés à ce stade.
Dans un deuxième temps, c’est le jugement final qui sera analysé, en tissant des liens avec les conclusions et questions soulevées en première partie.
PARTIE 1 – PÉRIODE PRÉ-PROCÈS
Les faits
En 2018, une enseignante fait ses courses. En parcourant l’allée des livres, elle est choquée. Assez choquée pour se rendre au poste de police et déposer une plainte pour pornographie juvénile. Elle a dû faire deux districts judiciaires avant que les policiers n’acceptent de recevoir sa plainte.
Ce qui l’a tant choquée, c’est un passage du livre Hansel et Gretel qui met en scène, le temps d’un paragraphe, un homme, sa fillette de 9 ans et le viol de cette dernière, autant de corps que d’innocence. Elle ne pouvait concevoir qu’un enfant ou un adolescent puisse faire la lecture d’une scène aussi scabreuse qu’indécente [4].
C’est que justement, cette scène n’était pas destinée à des enfants : le livre Hansel et Gretel fait partie d’une collection produite par l’éditeur ADA, Les contes interdits [5], où plusieurs contes populaires sont retravaillés en rajoutant sang, sexe, difformité et épouvante. Une notice accompagne même le livre, indiquant au lecteur que son contenu s’adresse aux personnes majeures. On ne parle donc plus de contes de fées, mais bien de contes d’horreur, répugnants et nauséabonds. Mais c’est là l’objectif.
C’est ainsi que le DPCP a déposé, en mars 2019, des accusations de fabrication et de distribution de pornographie juvénile contre l’auteur et son éditeur [6]. La scène littéraire québécoise est sous le choc et attend avec impatience le procès, qui est prévu pour septembre 2020 [7]. C’est qu’un tel procès concerne bien plus qu’un seul auteur et peut avoir d’incroyables répercussions sur plusieurs artisans québécois de la langue.
Ne cherchez pas non plus à mettre la main sur une copie du livre : ils ont été retirés des tablettes des librairies. La polémique suscite la curiosité inexorable du public, de telle sorte que certains s’offrent à payer des sommes astronomiques pour s’emparer d’un exemplaire et assouvir ce besoin de savoir. Un véritable « marché noir » du livre s’organise : serions-nous de retour à l’ère duplessiste et à l’époque de l’Index?
Le droit
Ce sont les articles 163.1(1)b) et c) du Code criminel qui entrent ici en jeu, se lisant comme suit :
163.1 (1) Au présent article, pornographie juvénile s’entend, selon le cas :
[…]
b) de tout écrit, de toute représentation ou de tout enregistrement sonore qui préconise ou conseille une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix-huit ans qui constituerait une infraction à la présente loi;
c) de tout écrit dont la caractéristique dominante est la description, dans un but sexuel, d’une activité sexuelle avec une personne âgée de moins de dix-huit ans qui constituerait une infraction à la présente loi; [8]
(Nos soulignements)
Ainsi, la lecture de cette disposition révèle que des mots puissent constituer de la pornographie. De plus, la présence d’une véritable personne physique mineure n’est pas forcément requise : la seule fiction de l’agression suffit. A priori, à la suite d’une lecture superficielle, nous pourrions penser que les faits de l’affaire Hansel et Gretel légitimisent un verdict de culpabilité. Il faut toutefois creuser davantage, sans quoi ce travail n’en serait que bâclé.
L’alinéa b) commande que l’écrit doit en quelque sorte faire la promotion de la pédophilie, tandis que l’alinéa c) prescrit, quant à lui, que le but de l’écrit soit sexuel. Une remise en contexte s’impose : l’écrit en question est tiré d’un livre d’horreur. Il n’a aucune prétention d’érotisme, de sensualisme ou de graphisme sexuel. Relevant d’une simple interprétation téléologique, on comprend qu’il y a divergence quant aux buts, soit celui visé par la disposition et celui visé par le livre.
La littérature horrifiante cherche à rendre son lecteur angoissé, à susciter chez lui des sentiments de peur, de désespoir, et surtout, à le rendre mal à l’aise. Existe-t-il quelque chose qui corresponde davantage à cette définition qu’une scène d’inceste entre un père et son enfant? Loin d’en faire l’apologie, l’auteur cherche à provoquer le dégoût chez son lecteur, sa haine face au personnage du père, son empathie pour la pauvre fillette ; de qualifier le but de cet écrit de « sexuel », tel que le commande l’alinéa c), serait une très sévère qualification. De plus, le père est qualifié de « salaud » à de nombreuses reprises, il est décrit de façon à ce que l’on imagine un monstre et à ce que l’on se réjouisse au moment où cette crapule est assassinée. On se trouve à des lieues du héros qui entraîne la fascination et l’idolâtrie, qui correspondrait davantage à l’alinéa b).
À notre avis, la disposition 163.1(1)b) C.c.r. est si étrangère aux faits de l’affaire Godbout qu’il serait assez étonnant qu’elle soit discutée, en long et en large, par le Tribunal saisi de cette cause. En effet, les vocables « préconise ou conseille une activité sexuelle » sont incontestablement incompatibles avec les faits en l’espèce. D’ailleurs, cette disposition ne laisse pas énormément de place au doute : il demeure qu’inciter les activités sexuelles avec un mineur est, et doit rester, une infraction criminelle extrêmement répréhensible.
Par contre, et c’est là que réside tout le danger, l’article 163.1(1)c) C.cr. n’exige pas ce critère d’encouragement ou d’influence, seuls le « but sexuel » et la « caractéristique dominante » étant abordés. Cette disposition pourrait même, à notre avis, faire l’objet de questionnements constitutionnels hautement légitimes lors du procès. Il sera intéressant de voir si la défense décidera de soulever cette question ou non, mais ce serait tout à son avantage de le faire.
La décision Sharpe [9] indique, quant à elle, que des exceptions existent toutefois au regard de cette disposition. Ainsi, lorsque le but du matériel pornographique est légitime, il ne sera pas jugé comme étant criminel, à condition toutefois de ne pas poser de risque indu pour les mineurs. Un tel but légitime pourrait relever de la science, de l’éducation, de la médecine ou de l’art. Il s’agit en fait d’un moyen de défense statutaire, codifié à l’art. 163.1(6)a) et b), dont Yvan Godbout pourrait évidemment se prévaloir.
Bien que les fondements d’une telle qualification semblent frêles, supposons que les écrits de Godbout constituent bel et bien de la pornographie juvénile au sens que l’entend l’art.163.1(1) C.cr. S’il est indéniable que les écrits de l’auteur constituent une forme d’expression artistique, la question qui occupera le jury en septembre 2020 est donc plutôt de déterminer s’ils incarnent un risque indu pour les mineurs [10].
Les œuvres
Dans un cadre de common law, c’est sans surprise qu’un verdict de culpabilité pourrait créer un énorme précédent et ouvrir la porte à une remise en question de plusieurs œuvres déjà publiées. On parle donc de la précarité de la scène littéraire québécoise, rien de moins.
Par réflexe immédiat, plusieurs peuvent penser au grand classique de la littérature russe, Lolita, de Vladimir Nabokov [11]. Mettant en scène un homme dans la trentaine avancée entretenant une relation amoureuse et sexuelle avec une jeune fille de 12 ans, cette œuvre à la grande qualité psychologique fait partie de la bibliothèque de nombreux férus de littérature. Bien que cet ouvrage ne s’époumone pas en détails graphiques, ce qu’on reproche notamment à Godbout, il faut avouer que la différence est difficile à percevoir.
Dans le même ordre d’idées, le roman Le secret, de Linda Priestley [12], offre une présentation assez similaire. Le lecteur se met dans la peau d’une jeune fille qui, dès son plus jeune âge, subit des agressions sexuelles par son propre père. La réalité est d’autant plus difficile à supporter considérant le fait que tout est relaté par des mots d’enfant. Cet ouvrage fait partie de la collection Tabou, qui s’adresse à des adolescents [13]. Ce livre serait-il donc également à risque?
Finalement, sans en faire le thème du livre, Patrick Senécal a, dans certains ouvrages, par exemple dans Hell.com [14], décrit des scènes de viol d’adolescentes mineures, alors que Gabriel Tallent a mis en scène une relation incestueuse non consentante entre un père et sa fille dans My absolute darling [15], roman généreusement encensé par Stephen King.
Il est tout à fait légitime, et même nécessaire, de se demander en quoi Hansel et Gretel est-il si différent des autres œuvres, au point de constituer un vecteur de nature criminelle : c’est d’une à quatorze années d’emprisonnement qui sont en jeu.
Rappelons aussi qu’en cas de verdict de culpabilité, la simple possession de l’une de ces œuvres pourrait éventuellement constituer une infraction criminelle. De drôles d’effluves de Fahrenheit 451 sortent de ce débat….
L’aspect constitutionnel
Sans encore directement avoir été soulevée dans le débat, une question de nature constitutionnelle est véritablement l’une des protagonistes de cette controverse : la liberté d’expression.
La liberté d’expression est un droit fondamental garanti par l’art. 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés [16] et par l’art. 3 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec [17]. Aux dires du juge Cory, « Il est difficile d’imaginer une liberté garantie qui soit plus importante que la liberté d’expression dans une société démocratique » [18].
Dans l’affaire Irwin Toy Ltd., on a également établi que :
« La liberté d’expression a été consacrée par notre Constitution et est garantie dans la Charte québécoise pour assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du cœur ou de l’esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient-elles » [19].
Son importance dans une saine démocratie est donc indéniable. On veut, en tant que société, empêcher la censure et donner la parole à ceux qui émettent le souhait de s’exprimer. C’est quelque peu contradictoire avec le débat qui entoure l’affaire Hansel et Gretel, « contradictoire » étant un euphémisme.
Trois piliers forment la légitimation d’une telle protection constitutionnelle, soit :
1. La recherche de la vérité
2. Le maintien de la tradition démocratique
3. L’épanouissement individuel [20]
En l’espèce, le débat qui nous intéresse peut trouver application dans la première et la troisième valeur.
D’abord, bien qu’il ne s’agisse pas du but primaire de l’écrit, la scène de viol entre un père et sa propre fille d’à peine 9 ans est difficile, répugnante et créatrice de nausées… mais c’est aussi une scène qui ne relève pas que de la fiction. Sans connaître le processus d’écriture de l’auteur, il ne semble pas que ce dernier se soit inspiré d’une situation en particulier. Néanmoins, l’inceste et le viol de mineurs, c’est un concept qui n’existe pas que dans les livres. C’est là que l’œuvre de Godbout est véritablement horrifiante : elle ne met pas en scène des créatures sanguinaires de l’imaginaire, mais bien des personnes cruelles et immorales, mais surtout, qui existent dans la vie réelle. Par la bande, il est possible que ce passage, en plus de choquer, mette en lumière un tabou, une réalité tout sauf fictive, voire effectue un travail de sensibilisation. Cela se fonde évidemment sur la recherche de la vérité.
Ensuite, il faut savoir que l’épanouissement individuel comprend notamment le droit d’un individu d’exprimer sa créativité. Cela ne vise évidemment pas nécessairement la publication du livre, mais plutôt sa création. L’écriture d’un roman est un exercice de style, une activité d’innovation, d’inventivité, de créativité : le remodelage d’un conte connu du monde entier n’y fait pas exception.
Mais qui a droit à cette liberté d’expression? À l’art. 2 de la Charte canadienne [21], le vocable « chacun » dans l’expression « chacun a les libertés fondamentales suivantes…» réfère autant aux personnes physiques qu’aux personnes morales [22]. Ainsi, non seulement Yvan Godbout a droit à cette liberté, mais les éditions ADA, en raison de son statut de société par actions, disposent également de ce droit fondamental. À ce sujet, il faut toutefois noter que la saga judiciaire Ward c. Gabriel [23] a rappelé que les artistes ne jouissent pas d’un statut particulier : ainsi, le droit à la liberté d’expression de Godbout est équivalent à celui de n’importe quel autre citoyen. Cependant, il demeure qu’il existe et qu’il est bien tangible, malgré qu’il ne soit pas absolu.
Ainsi, rendre un verdict de culpabilité pour l’auteur et son éditeur serait une évidente violation du droit à la liberté d’expression. Toutefois, il est possible que cette violation soit légitime dans une société libre et démocratique : telle l’est l’emprisonnement d’un meurtrier et son droit à la liberté.
Afin de déterminer si une disposition porte directement atteinte à l’un des droits fondamentaux, c’est le test de l’art. 1 de la Charte [24] et de l’arrêt Oakes [25] qui s’impose. Mais ce sera au Tribunal d’en faire l’exercice.
Cette histoire n’a vraiment pas fini de faire couler l’encre. Rares sont les débats qui partagent et divisent autant que celui-ci. Sans toutefois cracher sur les arguments de l’autre partie, il faut avouer qu’un verdict de culpabilité ne serait pas sans conséquence. C’est non seulement le monde littéraire qui en souffrirait, mais également toutes les sphères des arts et de la culture. À suivre…
PARTIE 2- PÉRIODE POST-PROCÈS
Nous voici 7 mois plus tard : la poussière est retombée, les langues se sont déliées, les plumes journalistiques se sont exprimées. Et puis, le 24 septembre 2020, le procès est enfin arrivé.
Tel que discuté en première partie, le débat qui a animé le palais de justice de Sorel-Tracy est principalement de nature constitutionnelle. Le Tribunal a procédé au test de l’arrêt Oakes, étape par étape, pour en arriver à sa conclusion. Nous en retracerons le processus.
Brièvement, le test de l’arrêt Oakes, et du même fait, celui du Tribunal en l’instance, suit le raisonnement suivant :
1. La violation est-elle prescrite par la loi?
2. L’objectif poursuivi par la loi est-il urgent et réel?
3. Existe-t-il un lien rationnel entre l’objectif de la loi et la loi elle-même?
4. La loi restreint-elle le moins possible le droit qui fait l’objet de l’atteinte?
5. Les effets bénéfiques de la loi compensent-ils les effets négatifs de l’atteinte? [26]
Si on peut répondre par l’affirmative à toutes ces questions, la violation d’un droit garanti par la Charte est justifiée.
Notons que le présent texte ne discutera que des questions relatives à la violation du droit à la liberté d’expression, tel qu’initialement abordé en première partie.
Rappelons rapidement que c’est l’art. 2b) de la Charte des droits et libertés qui garantit « la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication » [27].
Finalement, mentionnons que le débat constitutionnel repose notamment sur l’art. 163.1(1)c) C.cr., dont les moyens de défense sont énoncés à l’article 163.1(6)b) C.cr., tel que proposé à titre d’hypothèse en première partie.
Les fondements de la présente cause étant maintenant réitérés, passons au cœur du débat qui nous intéresse, soit le test de l’arrêt Oakes et celui de l’article 1 de la Charte.
1. La violation est-elle prescrite par la loi?
C’est l’arrêt Sharpe qui est pertinent pour répondre à la question. Dans cette cause, le juge avait établi prima facie que les dispositions législatives au centre du procès violaient l’article 2b) de la Charte [28]. C’est donc au poursuivant de démontrer que cette violation est justifiable dans une société libre et démocratique, sans quoi un verdict de culpabilité ne pourrait être prononcé.
Les libertés fondamentales ne sont pas « fondamentales » pour le plaisir de projeter une image léchée de société dans laquelle il fait bon de vivre. Elles sont fondamentales puisqu’elles garantissent aux individus que, quelle que soit la situation dans laquelle ils sont placés, on ne piétinera pas ces principes qui sont à la base même du respect de tous et chacun. Enfin, sauf si on n’a pas le choix.
C’est donc ce dernier aspect de nécessité que le ministère public doit prouver, puisqu’en son absence, on ne saurait violer les droits et libertés des individus, qui sont inévitablement inhérents aux valeurs canadiennes fondamentales [29].
Dans la présente cause, tous ont convenu dès le départ, notamment grâce aux enseignements de l’arrêt Sharpe, que cette violation est bien réelle. On doit donc répondre par l’affirmative à cette première question.
2. L’objectif poursuivi par la loi est-il urgent et réel?
Dans la doctrine de la modern rule, on admet que l’interprétation juridique via la méthode historique est utile lorsqu’il en vient à comprendre l’objectif réel d’un document législatif [30]. C’est exactement de cette manière que le Tribunal a procédé pour répondre à cette seconde question, en se reportant en 2005.
Il s’est dégagé des débats législatifs, qui mèneront ensuite à l’adoption du projet de loi C-2, que la véritable préoccupation étant au centre de cette modification du Code Criminel était la protection des enfants [31]. Il est possible de poser cette hypothèse, non seulement par le biais des voix ayant été entendues dans les débats législatifs, mais également en replaçant lesdits débats dans leur contexte temporel.
Ces modifications ont été apportées en réponse à l’affaire Sharpe, dans laquelle l’accusé avait été reconnu coupable de possession d’images pédopornographiques, mais avait été acquitté des accusations reliées aux manuscrits qu’il avait lui-même écrits, mettant en scène des « actes impliquant de très jeunes enfants, dans la plupart des cas, âgés de moins de 10 ans, qui se livrent à des actes sexuels sadomasochistes et violents soit avec des adultes et des enfants, soit avec d’autres enfants, des deux sexes » [32]. Cet acquittement s’explique en raison du fait qu’à cette époque, la loi commandait qu’un écrit devait « préconiser ou conseiller » l’exercice d’activités sexuelles prohibées avec des enfants. Or, les manuscrits de M. Sharpe ne faisaient que décrire ces activités.
C’est ainsi que le législateur fédéral a modifié la définition de la pornographie juvénile en l’élargissant, de sorte à ce que de telles situations d’acquittement pour des faits semblables ne se produisent plus [33]. À la suite de ces modifications, pour obtenir un verdict de culpabilité, il ne suffit plus qu’un écrit présente la pornographie juvénile comme étant une caractéristique dominante de l’œuvre et qu’elle est faite dans un but sexuel.
La prétention de Godbout à la présente question est à l’effet que l’objectif de la loi n’est ni urgent, ni réel, et ce, justement en raison de son contexte historique. Selon lui, cette modification n’avait d’autre utilité que de contrecarrer le jugement de la Cour suprême dans Sharpe [34].
Cependant, le Tribunal ne peut donner raison à cette position, puisque ce serait bien mal interpréter son contexte. Selon lui, la méthode historique révèle l’objectif réel et sincère de la loi, soit la protection des enfants, tel que le confirment les arrêts R c. K.J.R. et R. c. Friesen [35]. Ainsi, réduire l’exploitation des enfants, véritable justificatif de la criminalisation de la pornographie juvénile, constitue bel et bien un objectif législatif réel et urgent. Il faut donc encore une fois répondre par l’affirmative à la question.
3. Existe-t-il un lien rationnel entre l’objectif de la loi et la loi elle-même?
Pour Godbout, un tel lien rationnel ne peut exister : comment assujettir des œuvres de fiction à la définition de l’infraction participerait à la protection d’enfants en chair et en os? Le pont entre le fictif et le réel serait ainsi trop long pour qu’un tel lien puisse s’établir [36].
Encore une fois, le Tribunal s’en remet à l’affaire Sharpe, qui s’exprime d’abord sur l’existence d’un tel lien rationnel en raison de préoccupations de moralité :
« […] l’exposition à la pornographie juvénile risque d’affaiblir la résistance et les réticences des pédophiles à l’égard de l’exploitation sexuelle d’enfants. En banalisant l’abominable et en apaisant la conscience, l’exposition à la pornographie juvénile peut faire paraître normal ce qui est anormal, et acceptable ce qui est immoral. » [37]
Le Tribunal continue en évoquant les fantasmes de pédophilie stimulés :
« Le deuxième préjudice allégué est que la possession de pornographie juvénile alimente les fantasmes, ce qui rend les pédophiles plus susceptibles de commettre des infractions. Selon le juge du procès, des études montrent l’existence d’un lien entre la pornographie juvénile très érotique et la commission d’infractions. Cependant, d’autres études indiquent que tant la pornographie érotique que la pornographie plus douce pourraient procurer une satisfaction de substitution et à réduire la délinquance. À partir de l’ensemble des études, le juge du procès a conclu qu’il n’était pas en mesure d’affirmer que le résultat net était l’accroissement du préjudice causé aux enfants […] Cette crainte raisonnée de préjudice montre [toutefois] l’existence d’un lien rationnel entre la disposition contestée et la réduction du préjudice causé aux enfants par la pornographie juvénile. » [38]
Il est ensuite question de l’utilisation de la pornographie comme outil pour attirer les victimes :
« […] la preuve relative au quatrième préjudice allégué, celui de l’utilisation de la pornographie juvénile pour initier ou séduire des victimes, démontrait l’existence d’un lien rationnel. La preuve est claire et non contredite. […] La possibilité d’avoir de la pornographie juvénile en sa possession permet au possesseur de ce matériel et à d’autres personnes de s’en servir pour initier et séduire les enfants. » [39]
Visiblement, et à l’opinion de la Cour, il existe un lien rationnel entre l’objectif de la loi (i.e. protéger les enfants) et la loi elle-même (i.e. criminalisation de la pornographie juvénile dans les écrits) [40]. Que ce soit parce que de tels écrits pourraient provoquer de profondes failles amorales, constituer du matériel excitant de l’ordre du fantasme pour certaines personnes déviantes, ou encore servir d’outil pouvant attirer des victimes, l’existence d’un tel lien n’a plus à être prouvée. Il faut donc répondre par l’affirmative à la troisième question.
4. La loi restreint-elle le moins possible le droit qui fait l’objet de l’atteinte?
Au risque d’exercer la redite, avant les modifications de 2005 apportées par le projet de loi C-2, la définition de pornographie juvénile qui visait les écrits devait « préconiser ou conseiller » une activité sexuelle avec un enfant.
Cela signifie donc que si, par exemple, le procès avait eu lieu en 2004, il y a fort à parier que Godbout n’aurait jamais fait l’objet d’accusations criminelles [41]. Il faut le rappeler, le livre en question est une histoire d’horreur qui comprend la description plutôt graphique d’enfants qui subissent diverses violences sexuelles. Rien là-dedans ne permettrait de conclure que Godbout visait, par le biais de son livre, à encourager ses lecteurs à la perpétration de gestes aussi dégoûtants.
On a soumis en preuve une grande quantité d’ouvrages en langue française [42] (dont plusieurs sont curieusement évoqués en première partie du présent texte) qui contiennent des passages pédopornographiques, passant de la littérature érotique (Le Décaméron, de Boccace [43] ; le Marquis de Sade [44], etc.) aux récits témoignages de violence sexuelle (Le consentement, de Vanessa Springora [45] ; Chienne, de Marie-Pier Lafontaine [46], etc.). La pertinence d’une telle preuve se situait, entre autres, dans la nécessité de prouver qu’un certain aspect du débat relève de l’absurdité.
En effet, ces œuvres ne sont pas d’obscurs écrits trouvés dans les profondeurs du Dark Web, d’auteurs anonymes sur lesquels plane un étrange mystère. Ce sont des livres que l’on retrouve dans n’importe quelle librairie ou bibliothèque, qui trônent sur les tables des salons du livre partout à travers le monde, qui sont même parfois de véritables best-sellers. Ce sont des livres qui se retrouvent dans la bibliothèque personnelle de monsieur et madame tout le monde, du féru de littérature au simple lecteur du dimanche.
Le nombre de personnes qui se retrouveraient potentiellement accusées de possession ou de distribution de pornographie juvénile serait carrément ridicule : libraire, professeur, chroniqueur, bibliothécaire, étudiant, simple citoyen… personne ne serait à l’abri [47].
Ainsi, selon le Tribunal, le fait de ne pas inclure les vocables « préconiser ou conseiller » des activités de nature sexuelle avec les enfants atteint de façon fondamentale le droit à la liberté d’expression, et en particulier celle des personnes qui veulent dénoncer des violences sexuelles qu’elles ont elles-mêmes vécues [48]. Il faut par conséquent répondre par la négative à cette quatrième question.
5. Les effets bénéfiques de la loi compensent-ils les effets négatifs de l’atteinte?
Parmi les effets négatifs, il faut considérer les graves conséquences psychologiques vécues par Godbout.
Évidemment, il est déjà difficile, voire psychologiquement préjudiciable, de faire l’objet d’accusations criminelles [49]. Mais la présente cause dépasse ce simple stade primaire.
La Cour insiste sur la répulsion qu’entretient la société, à tort ou à raison, envers la pédophilie. Qu’on le veuille ou non, le regard que portaient les gens envers Godbout a possiblement changé, entraînant la chute de sa réputation, certaines relations interpersonnelles, son intégrité psychologique, et surtout dans ce cas, l’instabilité de son métier d’écrivain [50]. On ne peut non plus ignorer que l’extrême médiatisation des faits a joué un rôle plus que contributif.
Ainsi, malgré l’existence au Canada de la présomption d’innocence au point de vue juridique, cette présomption ne se traduit que rarement dans la sphère sociale [51].
La proportionnalité n’étant pas établie, il convient de répondre par la négative à la dernière question.
Le Tribunal en est ainsi venu à la conclusion que la violation au droit à la liberté d’expression n’était pas justifiée dans une société libre et démocratique, acquittant Godbout par le même fait.
CONCLUSION
Le Tribunal en est finalement venu à la conclusion que pour garantir la validité constitutionnelle de l’art. 163.1(1)c) C.cr., il était nécessaire d’y inclure les notions de « préconiser ou de conseiller » une activité sexuelle avec un mineur [52].
Cette question étant de la compétence du législateur, la Cour déclare l’inconstitutionnalité des articles 163.1(1)c) et 163.1(6)b) C.cr., en vertu de l’article 52 de la Charte [53].
Bien que la décision de la Cour soit favorable à la création, une tension entre la liberté d’expression et les prescriptions législatives en matière criminelle demeure. C’est lorsque la réalité confronte la fiction que l’on assiste aux débats les plus complexes, puisque cette limite devient alors difficilement traçable.
Bien que non souhaitable, poser un bâillon aussi contraignant aux écrivains et ingénieurs des mots et s’ingérer dans leur processus créatif serait toutefois compatible au monde de censure vers lequel nous semblons évoluer.
L’art choque, bouleverse, dérange, mais c’est nécessaire.
Pensons aux philosophes des Lumières, aux signataires du Refus Global : l’art change les choses. L’art reste le plus beau catalyseur de progrès, et ce, même sous ses angles les plus inesthétiques, comme c’est le cas dans l’affaire Hansel et Gretel.
Une chose est certaine, c’est que l’ironie fait bien mal les choses : c’est Yvan Godbout qui a finalement vécu un véritable conte d’horreur.
SOURCES
(1) BABELIO, « Yvan Godbout, auteur », Babelio : Découvrir les auteurs, en ligne : https://www.babelio.com/auteur/Yvan-Godbout/283481 (Consulté le 10 mars 2020).
(2) PRIX AURORA BORÉAL, « Le prix littéraire », Congrès Boréal : à propos, en ligne : http://congresboreal.ca/2018/01/10/prix-aurora-boreal/ (Consulté le 10 mars 2020).
(3) Yvan GODBOUT, Hansel et Gretel, Collection des Contes Interdits, Montréal, Éditions ADA, 2017.
(4) MATHILDE BARABAND, « Ce qu’il faut comprendre de l’affaire Hansel et Gretel », The Conversation : arts, en ligne : https://theconversation.com/ce-quil-faut-comprendre-de-laffaire-hansel-et-gretel-115792 (Consulté le 10 mars 2020).
(5) ADA ÉDITIONS, « Les contes interdits », ADA éditions : bibliographie et publications, en ligne : http://www.ada-inc.com/ (Consulté le 10 mars 2020).
(6) VÉRONIQUE LAUZON, « Des écrivains se portent à la défense d’Yvan Godbout », La Presse : arts (littérature), en ligne : https://www.lapresse.ca/arts/201912/13/01-5253716-des-ecrivains-se-portent-a-la-defense-dyvan-godbout.php (Consulté le 10 mars 2020).
(7) Id.
(8) Art. 163.1(1), Code criminel, LRC (1985) ch. C-46. (ci-après C.cr.)
(9) R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45.
(10) PAUL JOURNET, « Hansel et Gretel, d’Yvan Godbout : la prison pour un roman? », La Presse : débats (éditoriaux), en ligne : https://www.lapresse.ca/ debats/editoriaux/201912/19/01-5254392-hansel-et-gretel-dyvan-godbout-la-prison-pour-un-roman-.php (Consulté le 10 mars 2020).
(11) Vladimir NABOKOV, Lolita, Paris, Gallimard, 1955.
(12) Linda PRIESTLEY, Le secret, Collection Tabou, Montréal, Éditions de Mortagne, 2011.
(13) ÉDITIONS DE MORTAGNE, « Collection Tabou », Éditions de Mortagne : être ado, en ligne : https://editionsdemortagne.com/categorie-produit/tabou/ (Consulté le 10 mars 2020).
(14) Patrick SENÉCAL, Hell. com, Montréal, Éditions Alire, 2009.
(15) Gabriel TALLENT, My absolute darling, États-Unis, Riverhead Books, 2017.
(16) Art. 2b), Charte des droits et libertés, 1982, c. C-11 (ci-après Charte canadienne).
(17) Art. 3, Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c. C-12.
(18) Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326.
(19) Irwin Toy c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927.
(20) R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697.
(21) Art. 2 Charte Canadienne.
(22) Préc., voir note 18.
(23) Préc, voir note 9.
(24) Art. 1 Charte Canadienne.
(25) R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103.
(26) Id.
(27) Préc., voir note 15.
(28) R. c. Sharpe, préc, voir note 8.
(29) Godbout c. Procureure générale du Québec, 2020 QCCS 2967, 10, par. 34-35.
(30) Pierre-André CÔTÉ, Interprétation des lois, 4e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2009, 865 p. ; Elmer DRIEDGER, Construction of Statutes, 2e éd, Toronto, Butterworths, 1983, p. 87.
(31) Godbout c. Procureure générale du Québec, préc. voir note 28, 14, par. 45.
(32) R. c. Sharpe, préc., voir note 8, par 138.
(33) Godbout c. Procureure générale du Québec, préc. voir note 28, 15, par. 48.
(34) Id., 15, par. 49.
(35) Id., 16, par. 51-53.
(36) Id., 16, par. 55.
(37) R. c. Sharpe, préc., voir note 8, par 88.
(38) Id. par 89.
(39) Id. par 91.
(40) Godbout c. Procureure générale du Québec, préc. voir note 28, 18, par. 61.
(41) Id., 40, par. 142.
(42) Id., 7-8, par. 17.
(43) BOCCACE, Le Décaméron, Italie, Giunta, 1353.
(44) Plusieurs écrits de Donatien Alphonse François de Sade, France, entre 1740 et 1814.
(45) Vanessa SPRINGORA, Le consentement, France, Grasset, 2020.
(46) Marie-Pier LAFONTAINE, Chienne, Montréal, Héliotrope, 2019.
(47) Godbout c. Procureure générale du Québec, préc. voir note 28, 32, par. 109.
(48) Id., 35, par. 122.
(49) Id., 37, par. 131.
(50) Id., 38.
(51) Id., 38, par. 133.
(52) Id., 53, par. 191.
(53) Id., 53, par. 193.